La modernité autrement

Publié le 12 avril 2012 par Les Lettres Françaises

La modernité autrement

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Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art. de Jacques Rancière

Depuis une quinzaine d’années, Jacques Rancière analyse les pratiques artistiques en suivant l’hypothèse de ce qu’il a identifié sous le nom de « régime esthétique de l’art », et qu’il distingue à la fois du régime « éthique » des images et du régime « poétique » ou « représentatif » des Beaux-Arts. Ces explorations l’ont conduit du côté de la littérature aussi bien que du théâtre, du cinéma ou de la photographie. Pourquoi, dès lors, faire une place à part à ce dernier opus, qui décline une nouvelle fois le trait caractéristique du « régime esthétique », selon Rancière, la coexistence hétérogène entre des manières de faire, des expériences sensibles et des registres de discours ? Ce volume, dont Franck Delorieux a déjà dit ce qu’il apporte à la compréhension des enjeux artistiques de la photographie, se distingue assurément par sa richesse et sa densité, qui font de l’entreprise d’en rendre compte un défi intenable.

Faut-il voir dans Aisthesis, une sorte de bilan d’un cycle ouvert avec le Partage du sensible, voire avec la Parole muette, cet « essai sur les contradictions de la littérature » qui date de 1998 déjà ? Aussi tentante que soit une telle option, il faut y renoncer dès la lecture du Prélude, qui explicite les attendus de ce parcours en quatorze scènes, bâties chacune sur la lecture minutieuse d’un texte témoin d’une expérience esthétique singulière, à l’image du livre désormais classique d’Erich Auerbach, Mimésis.

Comme souvent chez Rancière, il est commode d’entamer l’ascension de ce massif par son versant polémique, qui offre un accès moins escarpé aux sommets théoriques. Il s’agit en effet pour l’auteur d’Aisthesis de produire ni plus ni moins qu’« une contre-histoire de la “modernité artistique” ». De cette histoire « à rebrousse-poil », comme disait Benjamin, le point de départ reste malgré tout assez canonique, tant la publication par Winckelmann, en 1764, d’une Histoire de l’art de l’Antiquité est unanimement reconnue comme une date charnière qui marque l’ouverture d’une nouvelle façon de voir l’art et d’en parler. Beaucoup moins conforme au grand récit de la modernité est en revanche la torsion que Rancière imprime à la catégorie d’autonomie, lorsqu’il souligne que l’émergence d’un nouveau concept d’art comme sphère séparée mobilise une idée de l’histoire comme « rapport entre un milieu, une forme de vie collective et des possibilités d’invention individuelle ». Paradoxalement, cette autonomie a donc pour corrélat une hétéronomie radicale. Au fil des scènes, c’est en vain que le lecteur cherche des références aux œuvres fondatrices de l’épopée de la modernité, de l’Olympia à Fontaine en passant par le Carré blanc sur fond blanc. C’est que l’auteur d’Aisthesis a voulu lui faire partager une passion pour le mineur qui inspire l’étude des lignes que l’Esthétique de Hegel consacre aux petits mendiants de Murillo,ou encore l’analyse de la préface que Théodore de Banville rédige pour les Mémoires et pantomimes des frères Hanlon-Lees, deux mimes acrobates que Rancière fait littéralement revivre dans l’un des plus forts chapitres de tout le livre.

Cette polémique culmine dans la dernière scène, où l’auteur dresse, contre l’article à valeur de manifeste publié par Clement Greenberg en 1939 dans la Partisan Review sous le titre « Avant-garde and Kitsch », l’enquête sur le quotidien de trois familles de l’Alabama que James Agee réalise en 1936, en collaboration avec Walker Evans. De ce « court voyage au pays du peuple » dont est issu Louons maintenant les grands hommes, Rancière retient l’idée d’une indistinction de l’art et de la vie, et d’un mélange des genres qui ruine la logique puriste de l’autonomie chère au critique d’art américain. Le différend est radical : « L’art existe comme monde à part depuis que n’importe quoi peut y entrer. » Si le recueil dédaigne de conclure, ce n’est pas seulement pour laisser entrevoir une suite attendue, mais peut-être aussi par refus obstiné de ressaisir, dans le cadre d’une théorie achevée, des pratiques et des discours dont Aisthesis s’efforce au contraire de maintenir l’hétérogénéité et le disparate – sans doute pour mieux préserver leur portée politique.

Jacques-Olivier Bégot

Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art. De Jacques Rancière, Éditions Galilée, 328 pages, 27 euros.

N° 92 – Les Lettres Françaises Avril 2012