Les Mohamed

Par Mo

Ruillier © Sarbacane - 2011

Khémaïs, Yamina, Djamel, Myriem, Abdel, Ahmed, Hamou, Mamoud, Zorah, Fatma… Des pères primo-arrivants, des mères qui ont rejoints leurs maris, des enfants arrivés à 6, 10 ou 14 ans en Métropole ou nés en France. Tous témoignent et partagent leur parcours de vie.

Depuis plus d’un demi-siècle, un quotidien fait d’humiliations et de mépris. Des hommes et des femmes qui se confrontent chaque jour au regard suspicieux et haineux de l’Autre –ce Français pure souche. Quand racisme et ségrégationnisme contraignent des individus à se parquer dans des cités HLM…

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En 1997, Yamina Benguigui réalisait un documentaire, Mémoires d’Immigrés, diffusé par Canal+. Un ouvrage en est tiré est publié la même année aux Éditions Canal Plus (je vous invite à lire cet article très complet sur le travail de la réalisatrice). C’est d’ailleurs Yamina Benguigui qui préface Les Mohamed. On y découvre sa réaction lorsque Jérôme Ruillier est venu lui demander la possibilité d’adapter ses “Mémoires d’Immigrés” ; face à cette adaptation en bande dessinée, l’émotion de la réalisatrice est palpable, il n’y a qu’un pas à faire pour imaginer la justesse du travail de l’auteur :

Je me suis souvenue avec émotion de la genèse de mon projet documentaire qui était d’interroger les pères, les mères et les enfants issus de l’immigration, enfermés dans un silence assourdissant. Qui étaient-ils ? Des immigrés ? Des français d’origine étrangère ? Des musulmans ? Cette quête initiatique m’a révélé qu’elle était étroitement imbriquée avec l’histoire de l’économie de la France…

Jérôme Ruillier s’est totalement approprié la démarche. Il se met en scène, à la fois acteur, spectateur, passeur de témoignages et critique de société. Comment lui est venue l’idée d’adapter le travail de Y. Benguigui ? Comment ce travail fait-il écho à sa propre expérience ? A celle de son père ? Nous trouverons ces réponses, et bien d’autre encore, tout au long de l’album.

Quand on entre chez Renault, on regarde comment vous vous appelez. Si c’est Mohamed, on vous envoie à la chaîne. Khémaïs ou Mohamed, hein, c’est pareil !

Tous dans le même sac. Tous logés à la même enseigne des représentations sociales, des « on dit » et de la peur de la différence. A pas de loup, et tout au long de l’album, nous allons entrer dans ces foyers et aller à la rencontre de ces pères, de ces mères et de ces enfants d’immigrés. Ils nous racontent leurs vies avant la France et leur vie en France, à commencer par le choc vécu à l’arrivée en métropole. Beaucoup d’entre eux viennent du bled, les repères sociaux sont totalement différents ; en France, pas de solidarité, pas de reconnaissance, pas de voile. Par contre, ils découvrent l’ignorance, le racisme, la solitude et l’injustice. Et personne pour les aider dans cette perte de leurs repères identitaires.

Nous, les enfants du Maghreb périphérique, on a bien besoin de revoir les valeurs de base de la psychanalyse. Dans l’Œdipe, il faut tuer e père, mais nous, au contraire, il nous faut le déterrer, il nous faut le faire revivre. Il a été tué socialement par le colonialisme, par les guerres, puis par l’immigration. Au lieu de le tuer, il nous appartient à nous, les enfants, de le faire revivre, de lui faire redresser la tête, qu’il se tienne fier et droit comme quand il se faisait prendre en photo dans son beau costume, pour l’envoyer et rassurer la famille restée au pays.

L’ouvrage se découpe en plusieurs chapitres (un chapitre = un témoignage) réunis en trois grandes parties. La première se consacre aux pères. Arrivés dans les années 50-60 en quête d’un Eldorado financier, ils ont eu tôt fait de ranger leurs illusions, leur fierté et se sont soumis aux lois imposées par les patrons : des journées de travail de plus de 10 heures, des baraquements qui disposent à peine d’une arrivée d’eau potable en guise de logement, des perspectives d’évolution de carrière quasi nulles, un rythme de vie tel qu’il est impossible de rencontrer des « Français de pure souche »… En somme, tout le monde connaît le traitement qui a été réservé à ces immigrés du Maghreb ; nous avons été heureux de les accueillir à l’époque de l’après-guerre mais une fois la crise résorbée et la croissance du pays remise sur les rails, on leur a demandé de partir. Bienheureux ceux qui pensaient que la Loi Stoléru était la solution miracle ! Seulement, cette modique somme n’était souvent pas suffisante… alors l’opinion publique est devenue plus virulente. Puis, quand le chômage a grimpé en flèche, les boucs-émissaires étaient tout trouvés ! “Mais rentrez-donc chez vous !!” leur disait-on. Des populations que l’on a toujours refusé d’intégrer sous prétexte de quoi ? De valeurs familiales différentes des nôtres ? Nos croyances religieuses ne peuvent-elles pas cohabiter ?

Au niveau graphique, Jérôme Ruillier a opté pour un monde anthropomorphique uniquement composé d’ours. Français ou étrangers, tous ont le pelage blanc, ce qui a l’énorme avantage de gommer totalement la question des différences physiques et ainsi obliger le lecteur à s’intéresser uniquement à des questions essentielles, comme les conditions de vie auxquelles des travailleurs maghrébins.

Voilà l’endroit où je suis né, il n’y a pas tout à fait trente ans. Ce que j’ai appris, bien longtemps après ma naissance, c’est que les autorités ne souhaitaient pas laisser les baraques du bidonville à côté de la Préfecture. C’est pour ça qu’ils ont fait construire à la hâte une cité de transit. Elle était prévue pour durer 6 mois, en attendant qu’on soit logés en H.L.M. J’y suis resté dix-huit ans ! (…)Les murs étaient en carton ou en plastique, si fragiles que lorsqu’il y avait de l’orage, la maison tremblait. En face, de l’autre côté du pont de chemin de fer, le paradis nous attendais, la terre promise où vivaient mes camarades de classe, les Français de souche, le fameux H.L.M. Ah, j’en ai rêvé de ce H.L.M. ! Pendant dix-huit ans, j’ai admiré les fenêtres illuminées. J’étais fasciné. Pendant dix-huit ans j’ai vécu en transit, et cette permanence du provisoire est restée à jamais gravée dans ma tête, à tel point que je ne sais pas vraiment ce que signifie s’installer.

A l’instar du film documentaire qui a reçu les honneurs en 2008 (7 d’Or du Documentaire en France et un Golden Gate Award au San Francisco International Film Festival en 1998), Les Mohamed ont été récompensé par Le Prix Région Centre du Festival BD Boum de Blois en 2011. Il entre à ce titre dans le Roaarrr Challenge.

Quant à moi je vous invite à découvrir cet album émouvant. Une belle rétrospective sur ce pan de l’Histoire de France qui nous donne également l’occasion de revenir sur des événements majeurs comme le massacre du 17 octobre 1961 ou la « Marche des Beurs » de 1983.

Une lecture commune faite en compagnie de Joëlle. Je vous invite à lire sa chronique.

L’avis de Sans Connivence, de Lorraine, d’Yvan et de Popylen sur La Cantoche.

Extraits :

« Il faut toujours des boucs émissaires pour réveiller en nous ce qu’il y a de pire à cause de notre ignorance » (Les Mohamed).

« Cette main-d’œuvre immigrée est livrée au bon vouloir de l’entreprise qui gère le travail et le logement. Parqués dans des foyers qui isolent et empêchent les contacts avec l’extérieur, les immigrés sont ainsi placés sous étroit contrôle » (Les Mohamed).

« Ce que nous avons vécu comme galères, ce n’est pas imaginable. Si je te racontais, tu pleurerais tellement que la serviette ne suffirait pas pour essuyer tes larmes ! Avec la guerre d’Algérie, je peux te dire qu’il y a eu beaucoup de règlements de comptes entre le M.N.A. et le F.L.N. Nous étions pris entre les deux. Nous ne savions pas sur quel pied danser. Nous en avons vu passer, des cadavres sur la Seine » (Les Mohamed).

« Je suis sorti de prison comme d’autres sortent de Saint-Cyr, une sorte de décoration qui m’imposait dans la cour des grands. Je suis allé voir « La fureur de vivre », « Sur les quais », des dizaines de fois. Je savais que la seule façon d’ouvrir définitivement les portes de la prison et de la misère, c’était par la transgression de l’intelligence, le raisonnement, l’analyse, là où la société française ne m’attendait pas. Mais il m’a fallu attendre de longues années avant de passer de la page des faits divers à la page littéraire » (Les Mohamed).

« Brutalement, j’ai pris conscience du poids de ce mot « dépression ». N’était-il pas le fait de gens qui avaient le temps de penser à eux, de s’apitoyer sur leur sort, n’était-il pas l’apanage des femmes des sociétés occidentales ? Peut-être qu’il appartiendra à la troisième ou à la quatrième génération de s’offrir ce luxe d’une forme d’intégration inusitée » (Les Mohamed).

Les Mohamed

Catégorie Prénom

One Shot

-D’après le livre Mémoires d’Immigrés de Yamina Benguigui

Éditeur : Sarbacane & Amnesty International

Dessinateur / Scénariste : Jérôme RUILLIER

Dépôt légal : avril 2011

ISBN : 978-2-84865-385-3

Bulles bulles bulles…

Les Mohamed – Ruillier © Sarbacane & Amnesty International – 2011