Pas seulement Maus

Publié le 30 avril 2012 par Marc Lenot

Art Spiegelman avec Robert Crumb, A l'ombre des tours mortes, page 10

Je n'ai guère apprécié l'exposition sur Robert Crumb au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu'au 19 août) : certes un maître de la bande dessinée underground qui enchanta mes jeunes années, mais un sexiste épouvantable (c'est 'amusant', pas une seule auteur femme dans le catalogue...). Au risque d'être politiquement correct, trop, c'est trop. Et on peut dire la même chose de cette interminable exposition où, assez rapidement, on s'ennuie : trop de dessins (700), trop de revues (200), trop de croupes rebondies, trop de mammolâtrie, ras le bol, on s'enfuit vers la sortie, vers les superbes Garache par exemple.

Art Spiegelman, Maus

Art Spiegelman, The New Yorker, cover, Sept. 2001

Tout autre est l'exposition d'Art Spiegelman à Pompidou, qui, comme pour la démuséaliser, se tient dans la BPI. Elle est courte mais dense, s'articule autour de Maus, amplement déployé dans la salle centrale, mais montre l'étendue de son travail par des exemples suffisamment bien choisis pour qu'on passe le temps nécessaire à les déchiffrer (mes verres à double foyer sont bien malcommodes pour lire de près ce qui est accroché trop bas...). Donc bien sûr, il y a Maus, un fac-similé des planches, toutes faites à l'échelle 1, comme une frise autour de laquelle dessins préparatoires et autres documents sont exposés aux murs ou dans des vitrines (ceci dit, les deux petites souris en peluche dans une des vitrines sont de trop, à mon goût). Le texte vient tout droit des enregistrements de son père, qu'on peut écouter ici. Il y a aussi le premier jet de Maus, 3 pages en 1972 dans Funny Animals, et, juste à côté, le récit du suicide de sa mère et de son sentiment de

Art Spiegelman, The New Yorker, cover, Black Jew Love

culpabilité dans quatre planches très fortes de 1973, Prisoner on the Hell Planet. La distinction essentielle entre Crumb et lui est là*, dans l'éthique qui sous-tend son travail, je pense. Après, on peut comparer les styles et le talent. Dans une planche des Tours Mortes (en haut), son autre chef d'oeuvre (ah ces deux tours noir sur noir !) montrant la récupération sécuritaire et patriotique du 11 septembre 2001 par le Parti Républicain qui tint son congrès à New York en 2004, on voit des bottes texanes pleuvoir sur la ville : si les souris au premier plan sont de Spiegelman, les êtres humains au second plan ont été dessinés par Crumb...

Spiegelman n'est pas l'homme d'un seul livre, ni d'une seule cause, et on voit ici la diversité de ses styles et de ses intérêts (encore un point qui l'oppose au monolithique et obsessionnel Crumb). Si ses débuts de dessinateur underground

Art Spiegelman, dessin pour The New Yorker

semblent un peu poussifs, sa rencontre avec Françoise Mouly, qu'il épouse, et le lancement subséquent de la revue RAW lui permettent de se démarquer et d'arriver à son style propre, avec des influences européennes évidentes.

Ses couvertures et dessins pour le New Yorker sont une autre facette de son travail, avec un humour acide, grinçant, très critique. Trois exemples : le juif ultra qui embrasse une femme noire, les enfants arrivant à l'école maternelle avec leur mitraillette (il reçut, paraît-il beaucoup de critiques de lecteurs car les détails de ces armes n'étaient pas corrects), et cette charge cruelle contre Roberto Benigni et 'La vie est belle', film aux antipodes de Maus ("Je remercie tous ceux sans qui rien de tout cela n'aurait été possible" lui fait dire Spiegelman en le montrant recevant un Oscar). Ses couvertures pour les traductions de Boris Vian en allemand sont moins convaincantes,

Art Spiegelman, Roberto Benigni, The New Yorker

me semble-t-il, et son travail le plus récent déçoit un peu. Mais j'ai acheté La nuit d'enfer, poème longtemps interdit de Joseph Moncure March (qui fut plus tard le scénariste des Anges de l'Enfer avec Jean Harlow), qu'il a illustré, et je me délecte, du texte et des illustrations.

*Et au moins, il n'a pas de site 'spiegelmanproducts.com', lui...