L’éternel retour du droit de vote des étrangers

Publié le 02 mai 2012 par Lbouvet

Article publié dans le Huffington Post, le 26 avril 2012.

Comme il était malheureusement prévisible, la campagne de l’entre-deux tours, soumise à la pression du résultat historique de Marine Le Pen et de ses 6,4 millions d’électeurs, est en train de se résumer à un affrontement entre un François Hollande candidat de la raison économique et sociale, et un Nicolas Sarkozy candidat de la passion identitaire et culturaliste.

Le fait que ce dernier soit aux abois et qu’il ose donc tout pour séduire les électeurs lepénistes rend évidemment la situation encore plus délétère. D’ailleurs, la bonne presse de gauche n’a pas manqué de se jeter tête la première dans le piège de ce faux débat en sonnant immédiatement le glas des heures-les-plus-sombres-de-notre-Histoire contre tout ce qui bouge : Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy bien sûr, classiquement, mais aussi contre leurs électeurs, ces millions de racistes et de fascistes qui s’ignorent. Et même, last but not least, contre tous ceux qui, à gauche, se posent sérieusement la question de la manière d’empêcher qu’en 2017 Marine Le Pen ne finisse à 25% au premier tour. Arnaud Montebourg ou Ségolène Royal ont d’ores et déjà fait les frais d’un tel procès en manquement au culte de la Vraie Croix… Gauche (pardon).

Bref, le débat est mal parti et pour s’assurer que rien n’en améliore ni les conditions ni le contenu, Sarkozy et ses troupes ont décidé de porter leurs attaques tout particulièrement sur le droit de vote des étrangers aux élections locales. C’est habile tactiquement car il s’agit d’une mesure qui sépare nettement la droite (et son extrême) de la gauche. Et cela peut mettre en difficulté le candidat de la gauche au moment où il a besoin de récupérer une partie des électeurs qui se sont prononcés au premier tour pour Marine Le Pen.

Il n’est donc pas inutile de rappeler quelques enjeux autour de cette question et des manipulations possibles de ses usages publics, notamment à destination d’une gauche parfois inattentive aux conséquences à terme de ses engouements idéologiques présents.

Il s’agit d’une idée déjà ancienne, qui figurait parmi les fameuses “110 propositions” du candidat François Mitterrand en 1981 qui est revenue, l’année dernière, au premier plan à la faveur du changement de majorité au Sénat, et à l’occasion de l’adoption par la chambre haute, le 8 décembre 2011, de la proposition de loi constitutionnelle concernant le droit de vote et l’éligibilité des étrangers non communautaires aux élections municipales.

Cette mesure dont on ne peut contester le caractère humaniste et généreux soulève néanmoins quelques questions. Pourquoi, par exemple, s’en tenir aux élections locales ? L’interrogation sous-jacente ici est celle de l’articulation entre citoyenneté et nationalité. Sur le plan des principes, l’unité du droit politique républicain commande un lien intangible entre les deux. La République se conçoit comme une et indivisible, et en décomposant le droit de vote on crée plusieurs classes de citoyens, une citoyenneté à plusieurs vitesses. Dans ce contexte, l’accès des étrangers (non communautaires mais c’est aussi valable pour les ressortissants de l’Union européenne qui ont déjà ce droit) au vote local marque certes un progrès mais aussi une limite puisqu’ils restent, fondamentalement… des étrangers. Est-ce que cela permettra une meilleure intégration ? La question reste entière.

On voit dans la campagne actuelle apparaître ce qui est à l’œuvre depuis quelques années : le glissement d’une partie de la droite française vers les thèmes et les thèses du FN – la “barrière d’espèces” qui a tenu bon ces trente dernières années est en train de s’effondrer sans que l’on mesure encore toutes les conséquences de cette nouveauté pour notre système politique. Il suffit d’observer, sur le point qui nous occupe, le durcissement des conditions d’accès à la nationalité mises en place ces dernières années par le gouvernement sortant.

Si la droite se dit si hostile à cette mesure aujourd’hui, c’est pour d’évidentes raisons tactiques plus que sur le fond : elle laisse la gauche en prendre la responsabilité devant l’opinion ; elle instrumentalise grossièrement ce débat afin de séduire l’électorat qui s’est à nouveau échappé vers le Front national. Mais nul n’est obligé, à gauche, de tomber dans un tel piège ! Après-demain, une fois la mesure adoptée par une majorité de gauche, si la droite revient à son tour au pouvoir, imagine-t-on un seul instant qu’elle reviendra dessus ? Non. Elle s’appuiera au contraire sur le droit de vote des étrangers pour durcir encore plus, comme elle l’a toujours fait, les conditions d’accès à la nationalité. Elle disposera alors d’un argument en or, écartant toute objection : quel besoin y’a-t-il de faciliter l’accès à la nationalité dès lors que les étrangers peuvent se contenter d’être des semi-citoyens ? Le “droit du sang” pourrait bien alors revenir dans le jeu, surtout si la droite gouverne désormais avec le FN.

A l’appui de cette projection effrayante, on constatera simplement que les autres pays européens, ces exemples mis en avant par la gauche aujourd’hui, qui ont le plus volontiers et facilement adopté le droit de vote des étrangers aux élections locales sont aussi ceux qui ont un “code” de la nationalité fondé sur le “droit du sang”, à rebours de la tradition française de nation civique fondée avant tout sur le “droit du sol”.

On ajoutera, plus fondamentalement, que le point central de la tradition républicaine est de proposer un monde commun, pas un mille-feuilles de droits et statuts différenciés en termes de citoyenneté. Dans les moments de crise, cette aspiration au commun doit pouvoir trouver une traduction institutionnelle forte, sans quoi elle trouve ses débouchés ailleurs, hors de l’espace républicain : c’est toute la question du communautarisme, c’est-à-dire de la reconstruction d’identités collectives, souvent essentialistes, autour de critères “ethniques” ou religieux par exemple. Non pas une identité civique commune, mais des identités de fermeture, différenciées, dont un exemple emblématique est aujourd’hui cette “France de petits Blancs” rêvée par le Front national.

La gauche et la droite sont aujourd’hui confrontées à la tentation de ces visions désagrégées de la société. Bien sûr, la société d’aujourd’hui est, de fait, plurielle ou multiculturelle. Il ne s’agit pas de tomber dans la méfiance jacobine, diabolisant les groupes sociaux et la société civile organisée. Mais il est essentiel de maintenir un espace public ouvert à chacun en dehors de ses “identités”, d’offrir un commun possible. Et la citoyenneté est l’expression même de cette ouverture à un monde commun malgré les différences. Travailler à ouvrir plus encore cette citoyenneté, à la rendre à nouveau accueillante pour tous, est aujourd’hui un enjeu essentiel. Ce devrait être le cœur du débat pendant cette présidentielle ! A défaut, il faut prendre garde à ne pas offrir des arguments à ceux qui veulent la refermer. C’est malheureusement ce que risque de faire la gauche en croyant ériger le droit de vote des étrangers en remède universel aux problèmes de l’intégration.

Cette gauche qui sera dès le mois de mai au pouvoir devrait donc plutôt défendre, bec et ongles, l’accès ouvert à la nationalité française pour les étrangers, afin d’en faire des citoyens à part entière, et non offrir la possibilité à la nouvelle coalition de droite et d’extrême-droite d’après-demain de durcir encore les conditions de la vie commune et d’abaisser la République. Certains en son sein n’attendant que ça.


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