[note de lecture] "Cargaison" de Claude Favre et Fred Griot, par Yannick Torlini

Par Florence Trocmé

C'est un étrange hasard objectif que de recevoir Cargaison au lendemain du 22 avril... Comme une réponse humaine contre ces 20%, qui ne cessent d'inquiéter celles et ceux qui croient encore et malgré tout que le mélange des cultures et des langues est un bienfait, et non une catastrophe. C'est en lisant Fred Griot et Claude Favre que je m'aperçois à nouveau que, oui, les poèmes savent nous trouver au bon endroit et au bon moment. Un étrange hasard. Un bienheureux hasard.
Un étrange hasard (?) aussi que la genèse de cette œuvre, construite autour de la résonance des écritures de Fred Griot et Claude Favre. Une œuvre où " chacun amenait un bloc de texte, l'autre écrivant en rebond, en reprise, en bousculement. attrapant un mot, une volée d'images, aggravant le rythme du chant... et le faisait alors entrer dans sa parole propre. c'est tout. c'était le point de départ. " (p. 5). D'emblée, le texte est donc placé sous le signe de l'errance de l'écriture et du propos, du chant de l'errance, du chant qui se cherche une parole : il s'agira d'écrire la langue de celles et ceux qui poursuivent la marche (peu importe la direction mais : la marche, oui).
Mais ne nous y trompons pas, malgré cette construction poétique qui donne libre cours aux résonances, l'errance a bien un but : c'est ainsi, au gré de ces échos, que se dégage " cette histoire de marins, de tempête, de naufrage... et d'espoirs. maniaques. " (p. 5), qui, tout au long du livre, va se politiser jusqu'à un point extrême où la langue de l'errance devient un geste (mais, on ne le répète jamais assez : toute langue poétique est politique).
Et donc, aussi bien Fred Griot que Claude Favre tentent d'écrire cette langue d'aucune langue - puisqu'elle est bien de toutes les langues - cette langue de l'individu sans territoire(s), sans autre territoire(s) que la parole qu'il s'invente sans cesse. Venons-en tout de suite au titre : Cargaison. Énigmatique cargaison. Cargaison de mots, de mots douloureux qui traversent les mers en musique, mais surtout : cargaison humaine. Car il sera bien ici question des sans-papiers, des boat-people déshumanisés au point de ne devenir que cargaison, des clandestins : clandestins à qui ? à quoi ? à un pays ? à une culture ? à une langue ? le poète est-il lui aussi ce clandestin, puisque n'habitant que la langue qu'il se choisit ? Ce sont les questions que nous posent, et se posent, les auteurs.
La seule attache semble bien être la musique, thématique qui revient sans cesse et passe par cette recherche du blues par Fred Griot (dans la section " tout leur noir " : ce blues qui est celui des déracinés africains, ce blues qui est paradoxalement l'attache de ceux qui n'ont plus d'attaches) :
ça y est c'est fait
j'ai pris le trou le noir de vos bouches
le noir de vos bouches creuses
le noir de vos bouches ventres
le noir de vos bouches
ça y est c'est fait
je tchatche
je tchatche au nom du noir des bouches
[...]
le noir tout le noir d'amour qui est en vous
ou bien par ce jeu de résonances dans la section " cargai#song mer ", au titre anglicisé, explicite, de Claude Favre :
" ça souffle la bête au coin
juste crac au pas où
peut plu
*
peut plu plu loin comme on dit
juste crac
en coin d'un cric
peut plu
*
corps corde ça rouille corrode encore
cargaison crouille
cargo sel
d'un cric au crac
au loin " (p. 10)
Une poésie du mouvement, donc, ou plutôt : du mouvement perpétuel, de l'exil forcé, par la langue et donc par la musique, la " grande linéarité folle de la parole échappée " (p. 21). Illustration également de la douleur de l'exil nécessaire, la très prenante section " brûleurs " de Claude Favre qui, dans sa douloureuse langue désarticulée, énumère, psalmodie la douleur, donne à entendre l'arrachement du clandestin :
" harassés à brûler brûlés nigérians ghanéens libyens tunisiens marocains sénégalais ghanéens nigérians un pas plus loin gens de toute l'Afrique d'ailleurs on se dit et mémoire patauge quoi à moins de 45 kms l'Espagne ajouter canailleries mensonges et lâches adossés papiers périmés papiers l'Europe papiers quoi tue son propre corps péril en la demeure " (p. 45)
Encore une fois, il est difficile de ne pas faire de parallèle entre le clandestin et le poète, qui tous deux s'exilent pour tenter d'habiter la langue, et donc la terre, qu'ils se choisissent. Cargaison fait partie de ces livres du refus, du refus de que ce qu' On veut que l'on soit. Ce On qui est aussi bien le gouvernement, la société, les normes, le mercantilisme, que la langue, zone de tous les combats contre ce qui nous définit et nous pense, " no man's langue " comme disait Ghérasim Luca, autre déraciné volontaire. Le clandestin est bien celui qui résiste contrece On.
Ce jeu de résonances entre les écritures de F. Griot et C. Favre nous montre bien qu'il existe bien des résonances entre les peuples, les langues, les cultures, et les douleurs, puisque nous sommes beaucoup à nous être sentis clandestins, en ce lendemain de 22 avril.
[Yannick Torlini]

Claude Favre et Fred Griot, Cargaison, Atelier de l'agneau éditeur, 12€