Crise sociale: L'utilisateur-payeur

Publié le 11 mai 2012 par Espritvagabond
Utilisateur-payeur: une introduction.
On peut constater qu'au cours de la crise sociale qui secoue le Québec actuellement, deux visions s'affrontent. Que l'on lise des éditoriaux, écoute la télé (informations, affaires publiques et opinions), des chroniques ou encore que l'on s'attarde aux commentaires dans ces mêmes médias et sur les réseaux sociaux, deux visions du Québec sont opposées et s'expriment de manières diverses. Ces deux visions peuvent être identifiés par divers étiquettes, mais on peut aussi dire qu'au centre de ce débat, on retrouve le concept d'utilisateur-payeur.
Ce concept, élaboré dans les années 70, mais qui a pris son envol avec le début de la déréglementation néolibérale des années 90, il est cher au gouvernement Libéral de Jean Charest et à son ministre des finance Raymond Bachand, qui se fait un ardent défenseur de la chose avec sa "juste part", qui vient justifier ses politiques.
En un mot, le concept d'utilisateur-payeur justifie l'idéologie selon laquelle les citoyens doivent payer leurs services à l'usage (tarification) plutôt que de les financer par des taxes et impôts communs. C'est la fiscalité individualiste à son extrême, le total opposé des impôts et taxes, qui vise un financement commun des services.
C'est ce concept qui justifie que les étudiants devraient payer plus pour leurs études, que ça soit une juste part ou non, qu'il y ait eu ou non choix social du Québec par le passé de financer les études post-secondaires et d'en assurer une accessibilité large pour toutes les classes sociales.
On a beaucoup parlé de marchandisation de l'éducation; l'étudiant est un utilisateur, il devrait donc payer.
Sous ce raisonnement, on retrouve celui-ci: pourquoi un citoyen-contribuable devrait-il financer (payer pour) les études d'un inconnu? Si on ajoute à cette équation les revenus que cet inconnu tirera de son éducation (on ne cite dans ces cas que les futurs médecins et avocats), alors le citoyen-contribuable moyen - surtout celui issu de la classe moyenne ou ne gagnant pas ce genre de revenus - ne voit pas pourquoi ça serait à lui de payer.
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Utilisateur-payeur: une illustration.
L'utilisateur-payeur, moi, je trouve ça aberrant comme concept d'économie dans une société quand on parle de services publics.
Voici pourquoi, par l'exemple. Voici où cette idéologie mène si on suit sa logique jusqu'au bout. J'invite les tenants du concept de l'utilisateur-payeur à s'assumer... jusqu'au bout.
Pas besoin de chercher bien loin pour illustrer mon opinion: je prendrai l'exemple d'un citoyen-contribuable au hasard, disons... moi (puisque je le connais bien).
Imaginons pour les besoins de la démonstration que je sois un défenseur du concept de l'utilisateur-payeur et regardons ce qui se passe avec deux assertions très simples.
1) Je n'ai pas d'enfants.
Ainsi, je serais d'accord avec la hausse des frais de scolarité, puisque je préfère que les étudiants, qui utilisent l'éducation post-secondaire, payent pour leurs études, plutôt que de la financer avec mes impôts.
Je suis aussi pour l'abolition des garderies subventionnées (à 7$ actuellement), puisque je ne vois pas pourquoi en tant que citoyen et contribuable honnête je payerais pour les enfants des autres. Avec mes impôts qui payent leurs garderies, les parents de la classe moyenne travaillent tous les deux et font plus d'argent que moi, en plus.
Je prône également l'abolition des crédits d'impôts pour enfants, des crédits pour frais de scolarité, des crédits de soutien aux enfants, de la prestation fiscale pour enfants et de la prestation universelle pour garde d'enfants. Pourquoi le citoyen-contribuable que je suis payerait-il plus d'impôt à cause qu'il a fait un choix personnel différent de ceux qui ont décidé d'avoir des enfants? Pourquoi je me priverais pour que les parents qui décident d'avoir des enfants reçoivent des cadeaux du gouvernement?
J'aimerais que ne soient pas remboursés les frais de traitement d'infertilité ni les frais de procréation in-vitro et je militerais pour l'abolition du crédit d'impôt pour frais d'adoption, de même que ceux pour la condition physique et artistique des enfants.
Évidemment, je proposerais au ministre des finances d'imposer un nouveau tarif d'inscription aux écoles primaires et secondaires; une fois encore, je ne vois pas pourquoi, n'ayant aucun enfant qui utilisera ces établissements, mes impôts serviront à payer pour éduquer les enfants des autres.
2) Je n'ai pas de voiture.
Je suis évidemment pour le péage sur toutes les routes et autoroutes du Québec, puisque ce n'est pas moi qui les utilise. Pourquoi par mes impôts payerais-je pour l'entretien et la construction de routes qui servent à ceux qui les utilisent? L'utilisateur-payeur me dicte de refiler la facture aux automobilistes usagers des routes du Québec.
Bien entendu, je suis également pour le péage sur tous les ponts; surtout ceux qui entourent Montréal, puisque je ne comprends pas pourquoi je payerais ces ponts avec mes impôts pour permettre aux banlieusards de se construire des belles maisons en banlieue et de continuer à travailler à Montréal sans avoir à payer pour les infrastructures que ça nécessite.
Sinon, comme je suis un usager du transport en commun (métro, Bixi et autobus), si les routes et points demeurent gratuits, j'exige que ces transports collectifs soient également gratuits! En ce moment, je fait ma juste part en payant pour les utiliser (je suis donc un bon utilisateur-payeur), mais les automobilistes ne font pas cet effort pour leurs infrastructures.
Je militerais également pour un crédit de taxe municipale pour les gens n'ayant pas de voiture. En effet, le concept de l'utilisateur-payeur et de la juste part me dicte que ceux qui circulent dans la ville sont ceux qui exigent de celle-ci qu'elle déblaie les rues et réparent les nids de poule, ce qui coûte très cher à la municipalité, qui finance ces services avec mes taxes!
Je ne vois pas non plus en quoi mes impôts devraient servir à financer par crédit ou remboursement l'achat de véhicules hybrides ou éco-énergétiques des autres.
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Vous aurez compris le principe. Je pourrais continuer longtemps, avec d'autres assertions, comme le fait que je sois en bonne santé (donc je serais pour l'abolition du régime public d'assurance maladie et d'assurance médicament), ou encore j'ai toujours eu un emploi (donc je militerais activement pour l'élimination de l'assurance-emploi et de l'aide-sociale, ou leur remaniement pour les faire financer exclusivement par ceux qui ont eu droit à des prestations par le passé - une forme d'utilisateurs-payeurs). N'ayant pas d'entreprise, je voudrais l'abolition des subventions aux entreprises, etc.
Et pourquoi pas l'abolition des coûteuses inspections des viandes et abattoirs dans la province, puisque je suis végétarien? Ou sinon, l'imposition d'une taxe spéciale sur la viande qui constituerait la juste part des mangeurs de viande au financement de ces inspections? On pourrait appeler ça la "contribution carnivore".
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La logique de cette philosophie.
Vous avez compris où mène la logique de l'utilisateur-payeur, vous avez compris que si on suit cette logique, qu'on l'assume totalement, jusqu'au bout, on abouti à une société qui n'a plus grand chose à voir avec une société; on abouti à un regroupement d'individus où chacun vit pour lui-même, par lui-même, et dans la plus grande autarcie possible. Évidemment, sans tous les filets sociaux que mon exemple fini par abolir, et avec toutes les tarifications de services que mon exemple fini par imposer, les gens pouvant simplement vivre comme ils le font aujourd'hui au Québec seraient un très très petit nombre; et le regroupement d'individus en question s'effondrerait probablement assez vite sur lui-même devant les problèmes qu'il aurait à affronter (pauvreté accrue, maladie accrue, taux de natalité encore plus bas, taux de chômage encore plus haut, apparition de violences accrue, etc).
Voilà donc pourquoi je trouve aberrant le concept d'utilisateur-payeur quand on parle de services publics dans une société. S'il s'agit de services publics, ils devraient être adéquatement financés par l'argent public, pas par la poche de ceux qui en ont besoin à un moment ou un autre de leur vie.
Et cet argent public, il provient des impôts et des taxes (j'y reviens plus loin).
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L'injuste part.
On me dira qu'il est injuste qu'un citoyen-contribuable qui gagne 400 000$ par an paye 7$ par jour pour une  place en garderie alors que ce même tarif est appliqué à l'enfant d'un citoyen-contribuable qui gagne 40 000$ par an. On me dira qu'il faudrait établir un système (à deux vitesses) pour compenser cette "injustice", mais c'est oublier qu'alors, le citoyen qui gagne 400 000$ par an et qui payera 45$ par jour, il le fera dans une garderie qui deviendra alors plus riche, et engagera probablement les meilleurs employés, au détriment des garderies plus pauvres, à 7$. Dans ce cas précis, l'utilisateur-payeur mène vers un système profondément injuste dans lequel le plus riche a accès à de meilleurs services publics que le plus pauvre. Quand on parle de services publics (comme l'éducation, par exemple), c'est profondément injuste.
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La juste part fiscale.
Comment puis-je prétendre que ce n'est pas injuste que le citoyen gagnant 400 000$ paye le même tarif que son voisin qui gagne dix fois moins par an? Et bien parce qu'il existe déjà un mécanisme pour réparer cette "injustice", et toutes celles - qui existent en apparence seulement - de tous les autres services publics.
Ce mécanisme, ça s'appelle l'impôt sur le revenu, et les taxes à la consommation.
En payant plus d'impôt sur le revenu, le contribuable gagnant 400 000$ contribue plus que son voisin à financer les garderies à 7$; il y fait donc sa juste part, sans créer un système à deux vitesses ni que l'utilisateur des garderies soit le seul à payer pour leur existence. En payant plus de taxes à la consommation à l'achat d'une Jaguar alors que son voisin achète une Élantra, le même contribuable finance sa juste part des services publics, encore une fois.
Évidemment, l'impôt sur le revenu a ses défauts (et ils sont nombreux). C'est d'ailleurs là qu'il faut fouiller si on veut réformer l'économie et les finances du Québec. Ce qu'il faut, c'est une véritable réforme fiscale, pas des tarifications injustes, pas des utilisateurs-payeurs.
L'impôt sur le revenu sera donc le sujet de mon prochain billet.
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Lectures complémentaires:
Pour les curieux, Gérald Fillion dresse un court historique de l'intervention du concept dans la fiscalité du Québec sur son blogue.
Le chroniqueur Patrick Lagacé de La presse s'attaquait lui aussi aux dérives d'un tel concept, de ses limites (ou de comment les définir).