Derrida, le souci de la langue

Publié le 14 mai 2012 par Les Lettres Françaises

Derrida, le souci de la langue

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Dans le riche Cahier de l’Herne publié en 2004, quelques mois avant sa disparition, Jacques Derrida avait rassemblé dans une importante section une série de textes inédits en français. Repris séparément l’année suivante dans la collection des « Carnets de l’Herne », ces volumes étaient rapidement devenus introuvables, de même que le Cahier où ils avaient d’abord paru. Il faut donc se réjouir de voir les Éditions Galilée poursuivre l’entreprise qu’elles ont amorcée avec l’édition de l’intégralité des séminaires donnés par Derrida entre le début des années 1960 et 2003, et qui les conduit à republier aujourd’hui deux de ces textes, en attendant peut- être les autres.

Chronologiquement, les Yeux de la langue est plus ancien que l’Histoire du mensonge : issu d’une conférence donnée à Toronto en 1987, ce texte recoupe les préoccupations développées par Derrida dans une série de séminaires donnés à Paris au même moment, à l’École des hautes études en sciences sociales, sous l’intitulé « Nationalité et nationalisme philosophiques ». En l’occurrence, il s’agit pour lui de se pencher, à la suite de Stéphane Mosès, qui en avait procuré une première traduction suivie d’une étude approfondie, sur un document retrouvé dans les archives de Gershom Scholem, l’ami de Walter Benjamin et le spécialiste mondialement reconnu de la Kabbale et de la mystique juive. Dès 1923, Scholem avait quitté l’Allemagne pour s’établir en Palestine, où il tentera en vain de convaincre Benjamin de le rejoindre. À l’invitation de Martin Buber et Ernst Simon, Scholem adresse en 1926 à Franz Rosenzweig une longue lettre en forme de « confession », à l’occasion du quarantième anniversaire de l’auteur de l’Étoile de la rédemption. Il y exprime ses inquiétudes au sujet de la langue hébraïque, devenue en Palestine une langue de la vie quotidienne : cette transformation ne menace-t-elle pas de réduire l’hébreu au statut de pur et simple instrument de communication, au risque d’oblitérer la vocation originelle de cette langue, destinée à être ni plus ni moins que le médium de la révélation ? Un tel danger, qui apparaît à Scholem comme « une conséquence nécessaire de l’entreprise sioniste », et qu’il juge « bien plus inquiétant que la nation arabe », lui inspire cette prophétie proprement apocalyptique : « Un jour viendra où la langue se retournera contre ceux qui la parlent. »

Jacques Derrida, Les Yeux de la langue

Au fil de sa lecture exemplaire de vigilance, qui ne fait pas mystère des réserves que peut inspirer l’idée d’une langue pure de toute « technicisation instrumentale » (comme si c’était possible), Derrida se montre particulièrement attentif aux équivoques qui travaillent aussi bien « l’axiomatique » que la « rhétorique » de cette lettre que Scholem choisit de rédiger en allemand, et non dans la langue qu’il entend parler dans la rue chaque jour, tel un « volapük fantasmagorique », comme si l’allemand pouvait jouer le rôle de « troisième langue », de milieu neutre permettant de réfléchir l’écart qui sépare l’hébreu sacré de sa version séculière dégradée. Pourtant, alors même qu’il ne cesse de s’inquiéter du destin de cette langue qu’il qualifie encore de « sacrée », Scholem ne peut s’empêcher de voir dans une telle « actualisation », autrement dit dans ce processus de « sécularisation », une simple « façon de parler » qui ne diminue en rien la « puissance religieuse » de l’hébreu. « Certes, la langue que nous parlons est rudimentaire, quasi fantomatique. (…) Et pourtant, dans cette langue avilie et spectrale, la force du sacré semble souvent nous parler. » Comme le montre Derrida dans des pages remarquables, cette ambivalence complique singulièrement la tonalité apocalyptique de cette « confession », hantée par l’évocation d’une catastrophe imminente, à la fois redoutée et attendue comme un espoir de salut, puisque la « révolte » ou la « révolution » de la langue sacrée contre sa propre profanation serait à la fois un acte de violence destructrice et le seul moyen d’échapper à ce que Scholem appelle un « avenir vide ». Rarement une langue aura à ce point été surchargée d’attentes historiques et politiques.

Ce sont peut-être ces mêmes équivoques qui expliquent que la langue serve si souvent d’instrument de pouvoir, dans le combat idéologique et politique. Tel est en tout cas le soupçon qui traverse les « prolégomènes » à une Histoire du mensonge que Jacques Derrida avait présentés au Collège international de philosophie une dizaine d’années après les Yeux de la langue. Traversant les grands textes de la tradition métaphysique consacrés au mensonge, de l’Hippias mineur de Platon aux Réflexions sur le mensonge d’Alexandre Koyré, en passant par le De mendacio d’Augustin, sans oublier ni Montaigne ni Rousseau, Derrida soumet ces élaborations canoniques, qui ont imposé une distinction entre le mensonge et l’erreur, à une déconstruction qui se concentre sur l’énigme du « mensonge à soi » : si le mensonge, selon sa définition traditionnelle et à la différence de l’énoncé seulement faux, implique le désir, la volonté ou l’intention délibérée de tromper, est-il possible de se mentir à soi-même ? Si la transparence de la conscience n’est plus assurée, comment prouver de façon absolument certaine que quelqu’un a menti, quand bien même il serait possible d’établir qu’il n’a pas dit la vérité ? Montaigne avait perçu cette difficulté : « Le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini. » Ces interrogations se font plus aiguës encore, lorsque Derrida formule l’hypothèse d’une « mutation dans l’histoire du mensonge ». Suivant et discutant à la fois les réflexions développées par Hannah Arendt dans Vérité et Politique, Derrida se demande si l’entrée dans la modernité ne s’accompagne pas d’une transformation de la nature du mensonge politique, qui ne serait plus « une dissimulation venue voiler la vérité mais la destruction de la réalité ou de l’archive originale ».

Pour approfondir cette piste, Derrida n’hésite pas à s’appuyer sur quelques exemples d’actualité, qui font ressortir, en même temps que le rôle inédit joué par les médias, la fragilité de la référence à une vérité de fait, qui serait là et pourrait fonctionner comme un critère discriminant permettant de distinguer les invocations véraces des usages mensongers. Sans quitter le registre programmatique et préliminaire des « prolégomènes », ces linéaments d’une Histoire du mensonge s’efforcent ainsi de faire un sort aux propos tenus par Jacques Chirac en 1995, peu après son élection, aux termes desquels le nouveau président de la République reconnaissait officiellement la responsabilité de la France dans la déportation de dizaines de milliers de juifs. Ces déclarations, qui avaient fait couler beaucoup d’encre, font surgir une question rétrospective que Derrida formule sans complaisance : « En ne déclarant pas officiellement ce qui est maintenant vérité historique d’État (puisque telle est la valeur performative des propos tenus par un président de la République dans l’exercice de ses fonctions), les présidents antérieurs, de De Gaulle à Mitterrand, étaient-ils dans le mensonge ou dans la dissimulation ? A-t-on le droit de dire cela ? Pourraient-ils à leur tour, inversement, accuser Chirac de “mentir”? » De telles questions tentent de cerner « une nouveauté proprement historique dans cette pragmatique de l’opposition véracité/ mensonge, sinon dans l’essence du mensonge ». Elles engagent aussi une réflexion sur la place du secret, qui apparaît à la fois comme une limitation inacceptable de la revendication démocratique de transparence et comme une incontournable garantie des libertés.

Jacques Derrida, Histoire du mensonge

Cette trop brève évocation de textes qui se distinguent par leur caractère réellement exploratoire permet néanmoins de faire apparaître le lien qui les unit, au-delà des contingences du calendrier de la publication. Il y va, dans un cas comme dans l’autre, de ce qui noue le langage à la politique, non seulement au sens où le langage est l’élément de l’action politique, ou encore au sens où la « confession » de Scholem, non moins que le phénomène du mensonge, fait ressortir le pouvoir et la violence qui habitent nécessairement toute langue, mais à une profondeur peut-être plus grande encore : si le mal dont souffre la langue hébraïque, selon le diagnostic de Scholem, est sans limite, c’est, comme le remarque Derrida, « d’abord parce qu’il est de part en part politique ». Il s’agit, en dernière instance, de ce paradoxe que Jacques Derrida énonce sous forme de question en conclusion des Yeux de la langue : « Une pensée de la langue, une expérience de la langue qui permet de déconstruire les oppositions philosophiques dominant un sémiotisme hérité à la fois du platonisme et des Lumières peut-elle, tout en faisant avancer une critique de la critique et en faisant progresser au-delà des limites données d’une certaine scientificité, faire courir le risque, qui est à la fois scientifique, philosophique et politique, d’un rejet de la science, de la philosophie, pour ne rien dire du risque nationaliste ? » De même, à souligner la valeur proprement instituante de toute parole politique, toujours en excès sur le simple constat – ce qui a pour conséquence de problématiser toute référence à une vérité objective –, n’ouvre-t-on pas la porte à toutes les manipulations imaginables du passé ? L’optimisme dont faisait preuve Hannah Arendt, convaincue que la vérité ne pouvait manquer de triompher pour finir, paraît bien fragile, mais le prix à payer pour une telle lucidité désillusionnée semble exor- bitant : sur quelle base dénoncer les falsifications récurrentes de l’histoire que les puissants du moment ne se privent pas d’opérer ? Ces deux textes apportent ainsi la confirmation, si besoin était, que ce qui s’est appelé « déconstruction », dans la variété de ses registres et la multiplicité de ses modulations, ne s’est jamais borné à être un jeu d’esthète plus ou moins virtuose, attentif aux seuls effets de style ou aux désordres du discours, mais, à un tout autre niveau, n’a cessé d’être hanté par une inquiétude politique lancinante dont chaque nouveau texte de Jacques Derrida creuse un peu plus le relief.

Jacques-Olivier Bégot

 
Les Yeux de la langue. L’abîme et le volcan,
de Jacques Derrida. Éditions Galilée, 104 pages, 19 euros.
 
Histoire du mensonge. Prolégomènes.
Éditions Galilée, 120 pages, 19 euros.
 

in Les Lettres Françaises du 3 mai 2012 – N°93