Monologue d’une femme victime de violences conjugales

Par Montaigne0860

Extrait de la pièce Des Illusions Désillusions (2007, cette pièce a été jouée plus de quarante fois), ce monologue m’a paru intéressant à publier séparément.  Je dois ajouter que Christine, l’actrice chargée de le porter, victime elle-même de violences de ce genre, m’a été très utile pour mettre en mots ce qu’elle me suggérait à travers son témoignage.

( Elle semble ouvrir une porte, entre lentement et tâte les murs, le sol, fait le tour d’une pièce
fictive, caresse des mains, des bras, de tout le corps, les lieux qui sont censés représenter une
chambre où elle a vécu autrefois. Elle colle sa joue sur le sol, comme si elle voulait entendre
des pas, embrasse le sol, tout le corps allongé.
Elle s’installe ensuite en tailleur très lentement et commence à parler. Vers la fin, tout en
parlant, elle s’éloigne de la scène et semble sortir par une porte.)

 
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai que mes mains, mes pas, ma joue, mon corps pour me rappeler, puisque les enfants
s’en sont allés et que l’Autre est parti là-bas en hurlant, comme toujours, pour toujours.
C’était il y a si longtemps.
Je me bouche les oreilles tant ce silence fait de bruit. La chaux blanche des murs c’est toutes
les couleurs assemblées… le silence, ici, c’est tous les bruits ramassés, tassés, les voix chères
qui se sont tues et celles de l’horreur qui ne cessent de résonner, elles me sonnent, ne cessent
de m’humilier en ces lieux où le bonheur pourtant s’éleva parfois, c’est vrai, mais si bref, le
bonheur… si bref, si peu, si peu.
Je n’ai plus de mots mais je me souviens des bras du bonheur, une ombre fugitive dans les
nuits chaudes, puis les rires des enfants, leurs échos innocents, ignorant ce qui se passait entre
lui… entre lui… et moi… Non, non, les enfants savaient, bien sûr, ils savaient… ils savaient…
je le voyais à leurs paupières lourdes lorsqu’ils me souriaient, à cette façon souple qu’ils
avaient de se dérober au regard de leur père… leur père… un bien beau mot pour nommer
qui… pour nommer quoi? Je ne sais plus.
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai aucun mot pour le qualifier, le nommer, j’ai oublié son nom, alors que j’ai mis tant de
temps à m’en défaire, à quitter ces murs loin de lui, ces murs, ma prison, ma prison, ma
maison, ma vie de « hors la vie » comme il y a des hors la loi… d’ailleurs il était hors la loi, et
j’étais comme lui, hors la loi dans les murs d’intimité qui suintent encore notre côtoiement
hostile.
Je n’ai plus de mots…mais je n’ai jamais eu de mots. Lui en avait en quantité…de sales mots
répugnants… non, non ! N’y pense pas… ne les évoque pas, ils pourraient revenir, se jeter sur
toi, t’étouffer de honte. Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu qu’il me… non, non, pas
les coups, ne pas y penser… les mots blessent plus sûrement… les insultes résonnent dans
cette chambre vide, heureusement vide, superbement vide…Des murs lépreux le plâtre pleure,
on dirait mes joues creusées par ses insultes.
Tiens, voilà le silence qui revient. Un vrai silence cette fois. Je peux fermer la porte. Pas de
mots. Plus de mots.
Je n’ai plus de mots. Je vais peut-être pouvoir recommencer à parler.