« La planète des sages »

Publié le 21 mai 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

« La philosophie, ce n’est souvent que le snobisme du bon sens » (Jean Yanne)

Ici Brest, les Bretons parlent aux Lorrains ! Ben oui, encore un article que j’avais prévu pour Sortie de secours, ce journal culturel universitaire qui n’a pas pu paraître cette année. Mais c’est le dernier que j’avais dans mes archives ! J’espère que cet intermède culturel dû au désencombrement de mon disque dur ne vous aura pas trop ennuyé…

Pour beaucoup de gens, la simple évocation du mot « philosophie » leur rappelle des souvenirs plus ou moins agréables de cours suivis en terminale. Il faut le reconnaître, l’enseignement « au forcing » suivi durant cette année scolaire en dégoûte plus d’un de la philo, d’où le petit nombre d’étudiants inscrits aujourd’hui dans cette filière universitaire. Pourtant, aujourd’hui, ça et là, certaines sentinelles vigilantes essaient de rendre la philosophie accessible au grand public.

Le dessinateur Jul, connu notamment pour sa participation à Charlie hebdo et pour sa série Silex and the city, et l’écrivain Charles Pépin sont de ceux-là. Le premier est professeur agrégé d’histoire chinoise et le second, agrégé de philosophie, a plusieurs ouvrages de pédagogie derrière lui : on ne pouvait donc pas espérer mieux que leur collaboration pour procéder à une présentation facile d’accès des différents courants de philosophie qui ont traversé l’Histoire. De la rencontre de ces deux esprits est donc né l’album La planète des sages, présenté d’une manière faussement pompeuse comme une Encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies : de fait, presque tous les grands penseurs, toutes cultures confondues, (Confucius, Platon, Thomas d’Aquin, Nietzsche…), ainsi que les plus importants courants de pensée (les sceptiques, le lamaïsme…), et même certaines grandes Ecoles, dont le Collège de France, sont présents. Ainsi, chacun a le droit à une double page avec, à gauche, une petite bande dessinée de Jul présentant le sujet de manière humoristique, et à droite, un petit topo de Charles Pépin expliquant que la présentation de Jul, tout en étant caricaturale, n’a rien de fantaisiste.

Ainsi, montrer Descartes peiner sur le montage d’une étagère Ikea, c’est rappeler que le penseur français reconnaissait lui-même que les vérités métaphysiques qu’il recherchait n’étaient « d’aucun secours dans la vie de tous les jours » (p.3). De même, si Marx déclare ne pas être intéressé par l’achat d’un rasoir vanté par le slogan « De la pilosité faisons table rase ! » (p.86), ce n’est pas seulement parce qu’il tient à garder son célèbre système pileux mais aussi parce qu’il n’est effectivement pas intéressé, contrairement aux idées reçues, par la révolution prolétarienne qui n’est pour lui qu’un détail dans le processus devant conduire au dépassement, conçu comme inéluctable, du capitalisme dans le socialisme. Ensuite, montrer Wittgenstein casser un Rubik’s Cube pour en avaler les morceaux (p.42) n’est pas que burlesque : c’est aussi une manière efficace de le montrer affirmer, de la manière la plus radicale qui soit, sa conviction suivant laquelle beaucoup de problèmes que la philosophie rencontre sont mal posés voire ne méritent même pas d’être posés. Et enfin, si Spinoza répond « y’ a pas de mal » (p.76) à la maîtresse du chien qui l’a pourchassé, c’est autant par politesse que par souci de conformité avec sa théorie du conatus, « cet effort par lequel un être, quel qu’il soit, ʺpersévère dans son êtreʺ » (p.77) et dont ce chien (par ailleurs appelé « Conatus ») est une manifestation parmi d’autres.  En fait, la B.D. n’illustre pas le texte et l’inverse n’est pas vrai non plus : les deux s’éclairent mutuellement et le sens circule entre les deux, offrant un bel exemple de la complémentarité entre le texte et l’image.

Il est donc possible d’approcher ce livre de deux façons différentes, suivant les rapports que l’on entretient avec la philo. Les néophytes pourront s’instruire en s’amusant, les planches de Jul constituant une sorte d’entrée en matière grâce à laquelle ils ne seront pas perdus puisqu’elles font appel à des références très connues (pas besoin d’avoir lu tout Sartre pour connaître la formule « L’enfer, c’est les autres » (p.120) et le principe de séparation des pouvoirs est connu de tous y compris de ceux qui n’ont pas une connaissance approfondie de l’œuvre de Montesquieu (p.118)). Ensuite, les textes de Pépin sont écrits dans un souci manifeste de pédagogie et de clarté, sans aucun jargon. Les non-spécialistes seront d’autant plus à l’aise que, sous le crayon de Jul, les philosophes descendent de leur piédestal de sages hiératiques et désincarnés pour redevenir des hommes. Voir Husserl se faire bizuter sur l’air de « Il est vraiment phénoménologue ! » (p.102), Aristote se démener pour comprendre le mode d’emploi de son aspirateur (p.74) ou Épicure utiliser  une machine à café (p.108) leur rend la vie et ôte leur statut, abusivement attribué, de purs esprits qui les coupe de notre monde et effraie tant les débutants. Par ce biais, la moitié du chemin à parcourir pour rendre leurs œuvres vivantes et accessibles est fait, faisant des dessins de Jul un outil pédagogique à part entière. Les connaisseurs, de leur côté, trouveront dans La planète des sages une occasion pour refaire leurs gammes, c’est-à-dire se remémorer les fondamentaux de leur culture philosophique, tout en s’amusant des clins d’œil dont les bandes dessinées sont littéralement truffées, de l’apparent décalage des situations dans lesquelles il place les personnages… Sans oublier les têtes qu’il a faites aux grands philosophes : ses caricatures de Nietzsche et de Sartre sont des morceaux d’anthologie ! Conclusion : un jour, ce livre fera partie des manuels scolaires des élèves de terminale ! On parie, monsieur Blaise Pascal ? Allez, salut les poteaux !