L'impasse du protectionnisme européen, ou les continents-forteresse de Naomi Klein

Publié le 22 mai 2012 par Edgar @edgarpoe

D'abord je ne suis même pas vraiment protectionniste. La principale protection aujourd'hui c'est la distorsion des parités monétaires, des taux de change, qui joue en défaveur de l'euro et coule notre industrie.

Comme l'écrivait excellemment, en 2010, Stéphane Israël, maintenant dircab de Montebourg, "Le paramètre monétaire n’est certes pas la seule cause des maux de l’industrie française et européenne hors Allemagne. Pourtant, il est difficile de ne pas rapprocher les déboires de l’industrie au cours de la décennie 2000 de la force de l’euro." (note sur la politique industrielle pour Terra Nova).

D'une analyse intéressante, l'auteur tirait des conclusions erronées, notamment en réclamant un protectionnisme européen qui ne dit pas son nom : "des écluses sociales et écologiques devraient permettre de taxer aux frontières de l’Union européenne l’importation de produits qui ne respecteraient pas des standards minimaux en la matière. L’Europe ne peut pas imposer à ses propres entreprises des standards écologiques et sociaux, auxquels échapperaient totalement les produits importés du reste du monde."

Le hic est que l'idée que l'Union européenne pourrait imposer des règles justes au reste du monde - le protectionnisme intelligent - est une illusion double.

D'abord parce que jusqu'à  aujourd'hui l'Union européenne ne fait qu'imposer aux états européens des politiques américaines - on risque de le voir très bientôt quand la France paiera quelques milliards d'euros pour le bouclier antimissiles de l'OTAN (qui profitera à 100% aux industriels américains). C'est un autre sujet.

Ensuite, et c'est mon point du jour, parce que l'Union européenne est à elle-même son propre concurrent déloyal. C'est un article de Naomi Klein de janvier 2003 qui rappelle ce point brillamment.

Centré sur la notion d'état-continent, ou de continents forteresses, l'article montre que les Etats-Unis, comme l'Union européenne, tentent de s'ériger en "gated communities" géantes. Ces paradis privés allient une aisance interne à une protection étanche contre l'extérieur - la protection étanche de l'Union européenne s'appelle Frontex.

La ruse formidable, décrite par Naomi Klein, et la différence entre de simples gated communities et les continents-forteresses est que ces continents-forteresses ont pris soin d'intégrer leurs pauvres.

(A fortress continent is a bloc of nations that joins forces to extract favourable trade terms from other countries, while patrolling their shared external borders to keep people from those countries out. But if a continent is serious about being a fortress, it also has to invite one or two poor countries within its walls, because somebody has to do the dirty work and heavy lifting. It's a model being pioneered in Europe, where the European Union is currently expanding to include 10 poor eastern bloc countries, at the same time that it uses increasingly aggressive security methods to deny entry to immigrants from even poorer countries, like Iraq and Nigeria.)

Les Etats-Unis ont intégré le Mexique avec eux dans l'ALENA, l'Union européenne a ses bulgares, ses polonais et ses tchèques, qui sont là pour faire le sale boulot - on voit d'ailleurs avec la Grèce qu'ils ont intérêt à le faire sagement et sans protester.

Ainsi s'organise une division du travail interne à l'Union européenne.

L'industrie automobile français a perdu 100 000 emplois en dix ans. Une très grande part de ces emplois sont partis non pas en Chine, mais en république Tchèque, en Pologne ou en Hongrie.

Comme l'écrit Naomi Klein : "les fermes géantes du sud de l'Espagne ont cessé d'employer des marocains, elles ont confié le travail à des polonais et des roumains, pendant que des vedettes équipées de détecteurs infrarouges [ndt : et bientôt des drones] interceptent des bateaux de nord africains."

Klein note bien le cynisme complet de l'Union européenne, qui intègre à ses accords de libre échange avec les pays africains des clauses de rapatriement de leurs immigrés clandestins. Vu par Klein : "nous accepterons vos produits tant que vous acceptez de reprendre vos illégaux".

Sa conclusion : le monde ainsi organisé par les états-continents est bien plus darwinien, et féroce, que la division précédente entre premier et tiers-monde.

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J'en reviens donc aux alter-européens, friands d'écluses (mais européennes, forcément européennes) et de protectionnisme "intelligent".

Les Canfin, Montebourg, Todd, Mélenchon et autres démocrates avancés ont-ils pensé à signaler que ce qui mine l'emploi français, les balances commerciales et crée donc la dette publique, c'est autant la concurrence interne à l'Union que le travailleur chinois ? Jamais.

L'usine PSA de Trnava, Slovaquie, 3500 salariés

Salaire moyen : 450 € (wikipedia)

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Est-ce à dire qu'il faudrait se fermer aux échanges avec le reste de l'Europe, se replier sur une France trop petite, forcément trop petite ? Tomber dans le lepénisme ?

Je ne le crois pas. Mais gérer le taux de change franc/mark intelligemment, certainement. Bon nombre de produits qui concurrencent ceux de l'industrie française sont terminés en Allemagne, à partir de pièce est-européennes.

Rétablir une parité franc/mark loyale permettrait de ramener les conditions d'une concurrence loyale sans besoin de mesures protectionnistes. Par ailleurs, la Pologne, la Hongrie et d'autres pays trouveraient avantage à un développement centré sur leur demande interne plutôt qu'au statut actuel qui est le leur de maquiladoras géantes.

Un libre échange européen avec des taux de change gérés intelligemment serait donc bien plus social que tous les scénarios alternatifs qui oublient la réalité de la construction européenne.

Je crains fort que que les gadgets alternatifs et autres haro sur les banquiers (les audits de la dette, l'éloge du secteur cooopératif et tous les gris-gris du gauchisme plus ou moins avancé) ne soient pas du tout à la hauteur des difficultés du moment qui sont, comme le montre Naomi Klein, liées à l'architecture même de l'économie et de la politique globalisées.

De cette architecture nouvelle, l'Union Européenne est un prototype : "si un continent entend sérieusement devenir une forteresse, il doit inviter un ou deux pauvres à l'intérieur de ses frontières, parce qu'il faut bien que quelqu'un fasse les travaux salissants. C'est un modèle inauguré par l'Union européenne"...

Voilà pourquoi les protectionnistes intelligents et les artisans du redressement productif m'apparaissent comme des Don Quichotte, malgré toute la sympathie que j'ai pour leurs analyses.