"Cadavre exquis" de Félicien Marceau

Par Francisrichard @francisrichard

Bruxelles 1942, Félicien Marceau, qui s'appelle encore Louis Carette, publie un deuxième roman, Cadavre exquis, aux éditions du Houblon, qu'il a créées avec des amis.

Jusqu'à l'automne dernier, où il est réédité de son vivant, cet ouvrage, qui n'est pas vendu en France à sa sortie, ne figure pas dans les bibliographies de l'auteur.

Dans son avant-propos l'éditeur, Bernard de Fallois, rappelle ce que signifie un cadavre exquis, titre de ce livre tiré de l'oubli :

"Cette alliance saugrenue de deux mots qui ne vont pas du tout l'un avec l'autre, était le nom d'un jeu de société qu'aimaient beaucoup les surréalistes. Chaque joueur, après avoir écrit une phrase (ou fait un dessin), pliait la feuille, la tendait à son voisin qui devait la continuer sans avoir lu ce qui précédait, et qui en faisait de même avec son voisin. Il n'y avait plus qu'à déplier la feuille pour voir apparaître un poème étrange."

Ce roman comprend une trentaine de personnages principaux. Ils sont présentés succinctement au début du livre, dans l'ordre de leur apparition, comme c'est l'usage pour les pièces de théâtre. Félicien Marceau en écrira une bonne douzaine dans les années 1950 à 1970...

Il est difficile de raconter ce livre qui relate la vie de personnages qui vivent dans la capitale belge au lendemain des accords de Munich de 1938. En grande partie ce sont des émigrés. Ils sont allemands, autrichiens, espagnols, hollandais ou italiens. L'un d'eux, émigré crispé comme ils le sont tous, peu ou prou, résume bien ce que nombre d'entre eux ressentent hors de leur pays :

"Un émigré, c'est le contraire d'un voyageur. Il sort de son pays à reculons. Les valises s'en vont. Le coeur reste. C'est un fameux piège."

"Il ne faut pas quitter son pays puis prétendre s'en occuper encore." dit un ministre belge à leur sujet... 

Les destins de toutes ces personnes se croisent plus ou moins. Ils ne se connaissent pas tous, mais ils sont reliés les uns aux autres par quelques fils, parfois bien ténus. Parmi eux des hommes et des femmes s'aiment ou jouent à s'aimer devant les autres pour exciter leur jalousie ou leurs désirs, sur toile de fond d'avant-guerre.

Cependant le hasard s'ingénie malgré tout à créer des ramifications entre certains de ces êtres qui appartiennent au même milieu, frelaté, cosmopolite et friqué, ou sinon endetté : ainsi l'un d'entre eux, par nécessité, trempe-t-il, pour s'en sortir, dans des affaires interlopes.  

Tout ce beau monde se côtoie dans des dîners bruxellois où ils tentent de briller et où s'aventurent quelques ministres. Les dialogues savoureux, pleins d'humour et, souvent, de vacherie, du romancier Carette préfigurent ceux du dramaturge Marceau.

Parmi tous les personnages de ce roman, il en est un toutefois qui apparaît plus que les autres et qui, au fond, prend l'avantage, me semble-t-il, sur eux tous. C'est un don juan, couvert de femmes. Comme le pense une de ses conquêtes qui ne peut pas lui résister quand, de temps en temps, alors qu'il l'a quittée, il revient la prendre :

"Seules d'autres caresses peuvent effacer celles dont je brûle encore. Ce sont toujours les corps qui triomphent."

Cet homme pourrait bien être un sinistre individu. Ne dit-il pas en effet à une autre de ses conquêtes qu'il a décidé de quitter juste après l'avoir prise une dernière fois :

"Ne peux-tu pas comprendre? Qu'on puisse désirer quelqu'un mais pas au-delà d'une seule étreinte. Sans compter que la dernière fois, c'est une telle merveille. Tout redevient tellement précieux. Ce pli de l'épaule, cette couleur de la peau, ce regard où le plaisir glisse comme une eau."

Son opinion sur les femmes est sans conteste celle d'un misogyne : 

"Juste assez charmantes pour qu'on aie envie d'elles. Juste assez assommantes pour qu'on puisse les quitter avec soulagement."

Seulement il finit par tomber sur un tendron - ce à quoi il ne s'attendait pas -, qui sait très bien à quoi s'en tenir sur son compte et qui pourrait fort bien le sauver du seul plaisir, auquel il s'est jusque-là adonné, en prenant son coeur, tout simplement. Peut-être alors sera pris qui croyait prendre...

Francis Richard