Libé VS Le Figaro, l’interview croisée

Publié le 25 mai 2012 par Seifenblase @Pointe_d_Actu

Nicolas Cori est journaliste d’investigation à Libération, Christophe Cornevin est grand reporter au Figaro, auteur de plusieurs enquêtes sur la délinquance, le grand banditisme et le renseignement. Comment fait-on le même travail dans deux rédactions différentes ? Quel rôle jouent les actionnaires et les influences politiques de chacune ?

Nicolas Cori est journaliste d’investigation économique à Libération. Photo Arrêts sur image.

On a le sentiment que l’investigation est le pendant du judiciaire. Réalité ou fiction ?

Nicolas Cori1 : Il faut prendre le temps de mener une enquête sur la longue durée. Si les journalistes d’investigation sortent beaucoup d’affaires judiciaires, ça relève de la division du travail : dans une rédaction, les journalistes s’arrêtent avant le judiciaire et s’il y a une enquête, c’est le journaliste d’investigation qui prend le relais. Mais on ne fait pas que suivre l’actualité judiciaire. Pour Dexia, il n’y a pas d’enquête en cours mais ça pourrait en produire une.

Christophe Cornevin2 : Ce n’est pas neuf sous le soleil. On a des dossiers politico-judiciaires depuis l’affaire Markovic et Elf, puis d’autres ont émaillé. Mais après Clearstream, il y a eu un apaisement. Il y a beaucoup d’affaires dont on dit qu’elles vont faire sauter la République mais qui finissent en queue de cerise et Clearstream en est l’exemple même. Elle touche les services secrets, des hommes politiques, ça a fait couler des hectolitres d’encre et utilisé des centaines de kilos de papier pour quoi ? Judiciairement, ça n’a rien apporté.

Les sources sont nécessaires mais il y a toujours le risque de la manipulation. Comment on s’accommode de cette situation ?

N.C : On est des rubricards, avec nos sources, c’est compliqué de les remettre en cause. Il y a le gentil journaliste et le méchant et c’est pas forcément une bonne chose, on devrait faire les deux. Le problème du journaliste et de ses sources se pose tout le temps : il s’agit de sa capacité à écrire un article critique.

Les sources sont souvent des avocats, des juges, des policiers et il y a forcément une trop grande proximité avec le judiciaire. Mais on n’est pas obligés de les croire, il faut avoir une capacité de résistance par rapport aux constats judiciaires. Il faut interroger les mêmes personnes que la police mais aussi d’autres, avec les moyens du bord. Il y a deux possibilités : soit le journaliste interroge les gens à l’intérieur de l’affaire et leur fait confiance ; soit personne à l’intérieur n’a d’infos. Le journaliste d’investigation est mauvais quand il attend les fax mais la réalité est bien plus complexe. Il faut se tenir au courant avec la police, l’instruction et faire l’enquête en même temps. Le but est de faire émerger quelque chose dans l’espace public qui n’est pas qu’une reprise du travail du juge.

C. C : Chacun est persuadé d’avoir l’homme qui peut en faire tomber un autre. Les sources se trouvent de manière simple : ce sont les acteurs d’une matière à laquelle on touche depuis longtemps. Il ne doit pas y avoir de relation de complicité mais de confiance si la source est fiable et de qualité. Le jardinage des sources est assez long pour les fonctionnaires de la justice, de la police, voire de la défense. Il faut savoir couper les bourgeons qui ne servent à rien, les sauvageons.

Avec les avocats, c’est un autre registre, ils ont besoin d’exister sur la scène médiatique, d’avoir de la visibilité et parfois, ils considèrent les journalistes comme des boites aux lettres. Mais quand on a la pression sur un dossier, on n’est pas dans l’attente mais dans l’action, à contacter des gens, même les plus improbables. Improbables pas parce qu’ils sont farfelus mais parce qu’on pense qu’ils ne répondront jamais. Il faut confronter les déclarations, recouper, c’est la base de tout.

Christophe Cornevin dément toute pression politique au Figaro.

L’enquête demande du temps, de l’argent. Vous êtes détenus par deux puissants qui doivent protéger leurs intérêts…

N.C : Depuis que je suis à Libération, je n’ai jamais eu de pression directe ou indirecte des annonceurs. La seule pression que j’ai pu avoir vient d’une plainte pour diffamation de la part de Dexia. Forcément, on fait plus attention. On a plusieurs actionnaires mais ils ne se sont jamais plaints des enquêtes. Je connais De Rothschild de nom, il n’a pas de fonction et sa motivation n’est pas de peser sur le rédactionnel. Le seul risque aujourd’hui, c’est d’avoir un téléphone écouté. Il y a beaucoup de difficultés économiques à ce que ce type de journalisme soit rentable. Mais il y a une prise de conscience qu’on a besoin de l’investigation pour la démocratie. Les gens qui ont de l’argent commencent à financer les projets. Mais un nouveau modèle économique est nécessaire. Il y a eu plusieurs plans sociaux ces dernières années et nous ne sommes plus que trois à faire de l’investigation à Libé.

C.C : Je n’ai jamais eu une seule pression en vingt-et-un ans au Figaro. La ligne éditoriale ne me corsète pas et si je ressentais une pesanteur politique, je serais parti. Il y a une pluralité d’opinion au sein de la rédaction, nous n’avons pas tous notre carte à l’UMP, il y a tout le spectre politique et pas seulement des vieux en treillis, ranger et le cigare à la bouche ! C’est trop simple de jeter la pierre sur ses confrères alors qu’on est dans une période dépressive et que la presse papier est vraiment bousculée. •

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1 Propos recueillis par téléphone le 25 novembre 2011.

2 Propos recueillis par téléphone le 29 mars