« Sur la route » : la critique de Pascal Mérigeau

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

CinéObs 24/05/2012


Deux pieds, deux jambes qui marchent sur le bitume, filmés en plongée à la lueur maigre d’une lampe, sur les bruits de pas et le souffle du marcheur, une voix vient se greffer, qui dit autant qu’elle les chante des mots qui semblent enfantés par la nuit. Un peu plus de deux heures après, un autre martèlement, de doigts sur un clavier de machine à écrire, marque la fin du voyage, la naissance d’un livre. C’est donc qu’entre-temps des pages se sont tournées ? Un ruban s’est déroulé, de sueur et d’asphalte, de poussière et de rêves, un rouleau a commencé de se couvrir de signes, qui de Jack Kerouac fera l’écrivain qu’il a toujours voulu être, et un autre ruban, de pellicule celui-là, a glissé entre les griffes de l’appareil de projection : je n’ignore pas que les projections sont numériques désormais, si à dessein je l’oublie c’est que le ruban de Walter Salles apparaît comme un prolongement donné au rouleau de Kerouac. Prolongement et non équivalent, et transposition pas davantage, en ceci notamment que « Sur la route », le film, prend en compte également les années qui ont passé, les bouleversements qui se sont produits dans le monde et dans les consciences depuis que le livre a été écrit. Aussi bien convient-il pour commencer de ne pas attendre du film quelque revival funèbre : Jack Kerouac, Carolyn et Neal Cassady, Allen Ginsberg et William Burroughs et tous les autres sont bien là en effet, qui naturellement portent dans le film les noms et les masques que l’écrivain a choisi de leur donner, mais les comédiens auxquels il est offert de les incarner existent tout autant, qu’ils soient célèbres (Kirsten Dunst, Viggo Mortensen), bien connus ou à peine vus déjà, qui existent pour eux-mêmes autant que pour leurs personnages et dont le film s’est appliqué à faire en sorte qu’ils vivent leurs rôles plus encore qu’ils ne les interprètent.

C’est ainsi qu’au fil des minutes « Sur la route » s’impose comme un hymne à la jeunesse, bien plus que comme la série de portraits en action des acteurs de la beat generation qu’il est aussi pourtant, mais de manière presque subsidiaire. De même les personnages, et le livre moins encore, ne décident pas du cours que prend le film, la route seule dicte sa loi, qui contraint le cinéaste, ses acteurs, ses techniciens à repartir, encore et toujours, et le spectateur à leur suite, qui souvent aimerait s’attarder, par exemple auprès d’Old Bull Lee, alias William S. Burroughs, alias Viggo Mortensen, du côté d’Algiers, en Louisiane, mais non, impossible de s’incruster, il faut que les autres restent en arrière, même quand ça fait mal, surtout quand ça fait mal, pour que de l’aventure naisse un livre, pour que du livre un demi-siècle plus tard un film dérive, dont les circonstances et les aléas du tournage, la volonté des uns et les limites des autres ont fait sauter les calibrages censément savants. C’est ainsi également que la part de romantisme que chaque personnage porte en lui, planquée généralement, niée parfois, inconsciente surtout, mais présente toujours, se trouve considérée sans contaminer jamais le regard porté sur eux, sur leur histoire, sur cette forme même de naïveté. C’est une des raisons qui font que le film touche autant, et si durablement, que l’on ait ou non à un moment ou à l’autre partagé les rêves de ces jeunes gens, que l’on ait soi-même pris la route ou qu’on y ait seulement songé. « De rouille et d’os  », le film de Jacques Audiard, autre grand moment de ce Festival de Cannes 2012, s’ouvre lui aussi sur un plan de pieds et de jambes en marche. Penser à ces mots d’Arletty, qui lui étaient venus il y a un siècle de cela, devant une usine de Courbevoie, au spectacle d’un ouvrier qui ce matin-là ne trouvait pas le courage de rejoindre son atelier : « Moi, je suis pour foutre le camp, dans la vie. »