Seuls les morts se reposent, par Djouher Khater

Par Alaindependant

Tu m’as permis de comprendre que la vie est un combat. Tu disais, quand tu étais trop souffrant et que je te demandais de ralentir : «  Les morts seuls se reposent, ma fille »

 A  soixante-dix-sept ans, tu n’as pas changé. Tu as mis ta vie, ta famille et tes biens au service de ton pays  quand  il fallait lutter contre l’occupant. Tu as résisté alors, à l’indicible. Tu résistes, aujourd’hui aux aléas de la vie.

A l’Indépendance tu n’avais plus ni biens ni santé. Tu n’avais plus rien,  hormis ta petite famille et la culpabilité face aux disparus : tes subordonnés directs, ceux nombreux, trop nombreux, qui transitaient par ta maison ;  ton propre père, revenu de l’étranger après vingt années d’absence, pour toi.

Sans oublier, celle quotidiennement ravivée face à ta maman gravement malade  quarante ans durant et jusqu’à sa mort, du choc de ton effroyable détention et de l’emprisonnement  en France, de son autre fils. 

 N’ayant pu résister à l’appel du cœur   « thassa » comme on dit en kabyle, ton père est rentré pour te délivrer de tes tortionnaires quand les nouvelles de ton martyr parvinrent  jusqu’en France.

Il avait d’abord écrit au responsable du camp, suppliant de te mettre dans un avion et envoyé pour le convaincre, un billet de voyage. Désespéré, il fit le déplacement. Il ne souffrait pas d’être au loin, quand son fils, disait-on, était mourant.  

Le malheureux  fut tué à quelques mois de là, avec d’autres innocents, sur de fallacieuses dénonciations d’un faux compagnon de combat. Découvrant son double jeu, tu l’avais prévenu et  tu en étais resté là.   Mais il craignait tant pour sa  peau qu’il s’en alla pour se laver, accuser des pauvres gens.

Ces victimes de la félonie,  tu les avais exemptées de leurs obligations envers le Front, chacune pour une bonne raison. Le treizième de ces hommes, ton père,   parlait français et avait un mode de vie différent. Ils  ont été tués pour trahison envers la Révolution.

Comme l’histoire se répète,  j’ai eu droit, entre autres,  à la même accusation…C’est si facile en Algérie, d’accuser les gens.

Réhabilité à l’indépendance, cet assassin dont le châtiment restera dans les annales et les mémoires, devint  un héros. Pour  les sales besognes.

Je n’ai jamais rien su de toi papa, tu étais muré dans ton silence.  Par pudeur et humilité, certainement.  Par douleur,   l’horreur étant toujours là et qu’en sus, tu étais du côté des perdants. Du côté de maman, même silence.  Et pourtant, mine de rien, je savais.

 A  l’adolescence, quand son humeur le permettait, ma  grand-mère m’a raconté bien des choses, à moi exceptionnellement, peut-être parce que l’ainée des enfants. Des personnes étrangères ont tenu à me rapporter quelques bribes d’informations.

Il parait qu’après la prison, tu avais tellement abimé qu’on ne te reconnaissait plus. Tu avais refusé de parler, alors ils ont continué, continué…des mois et des mois, avec à leur tête un certain  Faucher. C’était en 1957, tu avais  vingt-deux ans.

Tenu pour   mort,  lors de la dernière séance,  tu dois la vie à un  harki, qui  présent  sur les lieux, t’a sorti de là.  Il s’est enfui à l’étranger à la libération.  

Tu témoignerais  pour qu’il ait son Attestation communale, au besoin, celui-là. Je n’en doute pas. Il  mérite bien comparé à d’autres. Crapules finies, honorées et bien installées dans l’Algérie Indépendante,  ils n’en sont pas moins restés  ingrats.

A l’indépendance, transcendant tes blessures, tu as essayé de tout reconstruire. De zéro. Sans aucune aide de l’Etat. Gravement perturbé, souffrant de corps et d’esprit, tu as résisté. Autant que cela se pouvait, pour  quelqu’un dans ton état. Et jamais, quelle que soit la situation, jamais tu n’as baissé les bras.

Pour subvenir aux besoins de ta famille, tu as travaillé dur, là où tu as trouvé. Jamais satisfait, tu nous poussais toujours de l’avant. Si tu n’avais pas de temps pour les câlins, tu étais la bonté même, quand survenais un incident.

Je t’ai vu pleurer en cachette à la mort de ton bébé, depuis  quelques jours seulement, né. J’étais toute jeune, mais j’ai compris du coup, que  ton air autoritaire était une façade : c’est la culture qui veut ça. J’ai  ensuite oublié si souvent…

Oui, tu étais coléreux et rancunier pour avoir été contrarié et qu’un problème s’en suivait, car tu étais très ordonné. Tu l’étais aussi  pour de faux problèmes. Mais jamais tu ne te dérobais. Ta colère tombait à la première difficulté. Malgré ce qui t’arrivait et bien que nous fussions nombreux, tu étais toujours attentionné.   

Tu défendais, quand j’étais gamine,  mon peu d’empressement à participer au ménage. Face aux railleries, tu disais : «  ma fille sera médecin, elle n’a pas besoin de  ça »  Je n’ai pas été médecin, quoique je fus brillante.  Orientée en lettres, je ne le regrette pas.

Tu n’en as pas fait une histoire, bien au contraire : tu avais subi l’usure du temps et des contretemps : tu avais pour moi d’autres projets, quoique  jamais tu ne m’aies forcée.

Et vois-tu, je n’étais pas non plus ce que, plus tard,  beaucoup s’imaginaient. « Tu veux devenir Fathma N’Sumer, te moquais-tu , gentiment ? » Question de tempérament, je n’en ai jamais eu les visées ni l’intention. Par ailleurs, ton expérience était bien trop édifiante pour moi.

Par conséquent, je  voulais juste à mon niveau, faire les choses correctement. S’il n’en faut pas plus pour être classé rebelle ou  révolutionnaire…, aussi ridicule que cela soit,  je ne suis pas responsable de la mentalité des gens. Ce n’est pas  ma faute, si  le moindre écart était de la sédition !

Plus précisément, je suis ce que je suis et comme toujours, ça me suffit. Actuellement : une petite écrivaine perdue dans les méandres de la vie et dont la voix fluette vient s’ajouter  à la Voix fragile des sans-voix. C’est là ma seule ambition.

Un jour où je t’ai senti particulièrement accablé et affecté, au début des années quatre-vingt, j’ai parlé au père d’une amie, à leur domicile. Tu venais d’être débouté dans ta demande d’Attestation en tant qu’Ancien Moudjahid. Elle  t’aurait facilité la vie.

Une Attestation d’Honneur, t’avait bien été remise au lendemain de l’Indépendance par ton Supérieur direct, un héros notoire parmi les rares survivants.  Mais elle était sans valeur aux yeux des  nouveaux maitres.

C’est alors que l’homme, un cadre supérieur de la police,  me montra pour expliquer le rejet (lequel me sera imputé plus tard, en guise de représailles, à la suite  d’une position qui a suscité la rage de mes supérieurs et de mon entourage professionnel) un document de la Police politique : tu aurais   réceptionné (ou détenu ? je ne me rappelle plus) des armes qui étaient destinées à un Coup d’Etat. Arrêté, tu aurais fui et tu serais recherché.

C’était là, l’accusation classique contre les personnes critiques envers le système. La plus grave de toutes. Mais comment aurais-tu fui, quand toutes les indications menaient à toi et que les services de la  Sécurité militaire avaient l’œil à tout?

Je n’en croyais pas un mot et toi-même  tu as nié. Sans être un membre actif, tu avais à l’époque, ta carte du Parti. Contrairement à la plupart, tu abhorrais le régime, mais tu n’avais pas d’activité politique subversive et tu n’évoquais  jamais  ton passé. Et voilà que tu étais à nouveau dans le collimateur, cette fois-ci,  de la S.M ! C’était écœurant.

Tu ne faisais pourtant, que t’occuper de ta famille. Pour avoir vécu en France dans ta prime jeunesse, tu avais compris que seules  l’instruction et l’éducation payaient de retour. Tu  faisais en sorte que tes enfants soient instruits.

Tu as inscrit  ceux que tu  pouvais à l’école à l’âge  de cinq ans,  et malgré tes maigres moyens, soutenu l’un ou l’autre par des cours complémentaires.  Ils le rendaient bien : la plupart étaient  brillants …

Pour qu’ils soient corrects dans la vie, tu as veillé d’une main de fer à leur éducation.  Tu voulais qu’ils vivent  honnêtement...

Mais à vrai dire, leur devenir ne dépendait pas plus d’eux que de toi. Il dépendait  des conjonctures. Tu en souffrais tellement…

Avais-tu oublié, qu’en Algérie le civisme et l’honnêteté ne rapportent  pas ou serait-ce que la fidélité à tes principes avait  eu plus de poids mais que tu en assumais les conséquences plus difficilement qu’avant?   

Le moins que je puisse dire, c’est  que  pour un analphabète, multi-traumatisé, isolé et déstabilisé,  tu t’en es pas mal  sorti.   Tu as vécu debout, si pénible que ce fut,  c’est  plutôt concluant.  

Merci  pour  toi  et maman de nous avoir  donné  le meilleur de vous-mêmes, même si cela n’a pas toujours été évident.  

Merci pour la leçon : seuls les morts se reposent, en effet. C’est ce qui  m’a permis  de tenir face aux horreurs du passé. C’est ce qui allège mon quotidien,  par  les  froids  chemins d’aujourd’hui.

Djouher Khater
Charleroi