Les retraités pris pour cible

Publié le 28 mai 2012 par Copeau @Contrepoints

Selon la presse helvétique, certaines personnes âgées auraient flairé le bon plan : flamber leur capital-retraite, puis se déclarer ensuite en situation de faiblesse pour toucher des subventions réservées aux personnes dans le besoin. Voudrait-on faire passer les personnes âgées pour des boucs-émissaires qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
Par Stéphane Montabert, depuis Renens, Suisse.

L’affaire est révélée dans la Tribune de Genève de mercredi (« Les seniors claquent leur pension puis sollicitent l’État ») et reprise dans Le Matin de vendredi avec un article au titre encore plus abrasif, « Les retraités sont-ils des profiteurs ? ». Les deux publications ont entraîné une avalanche de réactions hautes en couleurs. Certaines personnes âgées en Suisse auraient flairé le bon plan : dilapider leurs économie, puis obtenir l’aide sociale !

Un certain nombre de jeunes retraités choisiraient ainsi de flamber leur capital-retraite, puis se déclareraient ensuite en situation de faiblesse pour toucher des subventions réservées aux personnes dans le besoin :

Toucher son 2e pilier en capital, et le dilapider en quelques années : c’est tendance chez nos aînés. Cette nouvelle mode révélée mercredi par le Tages-Anzeiger a des conséquences. Les retraités qui se retrouvent sans le sou trop rapidement font appel à des prestations complémentaires, à la charge de l’État.

Des aînés égoïstes, se lançant avec abandon dans la dépense effrénée pour mieux vivre aux crochets de la société… La ficelle paraît grosse, ce qui n’empêche pas le rédacteur en chef adjoint du Matin, Philippe Messeiller, de s’engouffrer dans la brèche sans le moindre recul :

De plus en plus de retraités ou en passe de l’être s’arrangent pour retirer leur deuxième pilier et le dilapider en prenant du bon temps. Ils partent en croisière, vivent de belles années et une fois le pactole dilapidé, ils font appel à l’État pour les aider. Après moi, le déluge. De quoi faire bondir les jeunes qui ont toutes les peines du monde à décrocher leur premier emploi et les travailleurs qui s’échinent à remplir les caisses de pension.

Jeunes contre vieux, société malade de son individualisme, voilà des idées neuves et originales ! Moins sentencieuse, la Tribune de Genève essaye de dénicher quelques cas concrets, mais la moisson n’est guère à la hauteur :

Andreas Dummermuth, de la Caisse de compensation du Canton de Schwyz, présente le cas d’un homme qui, en 2000, a reçu 540 000 de capital de sa caisse de pension. Un conseiller en placement lui a recommandé de placer son argent dans l’immobilier aux États-Unis. Après neuf, ans, il n’avait plus que 80 000 francs sur son compte.

On est assez loin du cliché du vieillard à cheveux blancs jouant des piles de jetons au casino… L’individu en question a simplement suivi des conseils d’un professionnel et placé son argent aux USA dans des investissements qui se sont révélés malheureux. Une folie dépensière toute relative ! Mais laissons au quotidien une deuxième chance de nous trouver un autre exemple saillant :

[Une] Bâloise a sollicité des [Prestations Complémentaires] un an seulement après être entrée en retraite. Elle avait dépensé les 87 000 francs touchés de son 2e pilier, notamment en voyages à Majorque, Madère et New York. Au bout du compte, il ne lui restait que 700 francs.

Seul problème, le cas remonte à… 1989. Il est passé à la postérité pour avoir été traité par le Tribunal Fédéral, qui répondait à la question de savoir si une fortune passée (et perdue) pouvait être un obstacle à l’obtention d’une aide sociale. Le Tribunal répondit par la négative : les aides doivent êtres versées au vu de la situation présente, rien d’autre. Tant pis pour les adeptes de la lutte des classes qui auraient tant voulu punir les bourgeois déchus… Enfin, à supposer que ce qualificatif convienne pour un modeste capital-retraite de départ de 87 000 francs suisses.

Le manque d’exemples croustillants est d’autant plus inexplicable que le nombre de cas de ces retraités-cigales est censé avoir « explosé » ces dernières années. Le lecteur avide de scandales restera donc sur sa faim – à moins qu’il ne soit grossièrement manipulé, ce que je soupçonne fortement.

Revenons sur le mécanisme de retraite helvétique. Celui-ci repose sur trois piliers : une maigre retraite par répartition (l’AVS – assurance vieillesse et solidarité – ou « premier pilier »), une prévoyance professionnelle sous forme de retraite par capitalisation (la LPP – loi sur prévoyance professionnelle – ou « deuxième pilier ») et enfin les économies de tout un chacun (dont des outils d’épargne spécifiques regroupés sous le terme de « troisième pilier »). Pour la plupart des salariés, l’essentiel de la retraite vient de la LPP. Celle-ci les oblige à verser toute leur vie une partie de leur salaire à des structures gérées par les entreprises dont ils sont employés, censées faire fructifier cette manne.

Les travailleurs suisses ont donc l’obligation d’épargner et ne peuvent pratiquement pas participer à la gestion de cette épargne. La loi sur la prévoyance professionnelle s’inscrit dans un mélange de conservatisme (obligation de prévoyance) et de socialisme (vous n’avez pas le contrôle de votre propre argent) assez typique de la Suisse.

Il existe deux moyens de récupérer son 2e pilier à l’heure de la retraite : soit sous forme de capital, soit sous forme de rente. Chaque approche a ses avantages et ses inconvénients. La retraite en capital oblige le bénéficiaire à gérer lui-même ses avoirs, mais lui permet de fonder une entreprise, d’acheter un bien immobilier ou de laisser quelque chose à ses enfants ; la rente, elle, offre la garantie de toucher mensuellement une somme d’argent jusqu’à la mort.

En théorie, selon le désir des autorités, la rente devrait être le choix par défaut. Mais un nombre toujours plus grand de retraités choisissent le capital plutôt que la rente : ils sont 35% à le retirer en totalité, 15% en partie. Contrairement aux affirmations superficielles des médias, cet argent n’est pas dilapidé en caprices luxueux. Il sert surtout à créer des sociétés (pour 8 à 12 000 personnes par année) ou à financer l’achat d’un logement ou d’une maison (pour 35 000 personnes par année). Les deux possibilités ne sont pas dénuées de risques, mais toutes les entreprises ne font pas faillite et l’économie helvétique ne se porte pas si mal ; quant à l’immobilier, il va plutôt bien lui aussi. Si certains soupçonnent une bulle en Suisse, elle est très loin d’avoir éclaté.

Bref, aucune catastrophe récente ne parvient à expliquer l’augmentation de 40% au cours de ces cinq dernières années des dépenses liées aux prestations complémentaires, passées de 3,1 à 4,3 milliards de francs par an.

Certains ont visiblement choisi de désigner les personnes âgées comme responsables. Mais est-on au moins certain que la hausse des prestations complémentaires vient de cette tranche de la population ? Les théories pour accuser les aînés de légèreté semblent tirées par les cheveux. D’une part, les exemples concrets de cigales semblent bien difficiles à dénicher. D’autre part, le mécanisme permettant à un retraité ruiné de bénéficier du système de prévoyance est connu depuis plus de vingt ans. Enfin, une rapide recherche sur l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) montre que les prestations complémentaires à destinations des personnes âgées n’augmentent que très lentement.

Voudrait-on faire passer les personnes âgées pour des boucs-émissaires qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

La manœuvre de communication a parfaitement réussi.

Quel en était le but ? Selon moi, elle s’est inscrite dans un cadre plus large visant à préparer l’opinion publique à une restriction sévère des possibilités de retrait de la prévoyance professionnelle sous forme de capital. En effet, malgré les illusions de langage donnant l’impression que chaque salarié dispose de son petit compte individuel au sein d’une caisse de retraite, rien n’est plus éloigné de la vérité. Celles-ci sont des pots communs. L’argent entre d’un côté par les cotisations des salariés et sort à destination des bénéficiaires sous forme de rente ou de capital, la grande masse entre les deux étant placée sur les marchés financiers pour faire grossir l’ensemble.

Or, les caisses de pension suisses sont en situation de sous-couverture dans des proportions dramatiques. Plus d’argent sort qu’il n’en rentre. Non seulement elles n’ont pas assez de capital pour faire face à leurs obligations de rente, mais les perspectives de rendement financier sur lesquelles elles se basent pour leurs placements sont si optimistes qu’elles en deviennent complètement fantaisistes. Si la retraite sous forme de rente permet quelque peu de cacher les problèmes sous le tapis, la situation de sous-couverture s’aggrave à chaque fois que quelqu’un retire d’un coup tout le capital « auquel il a droit ».

Le système est donc promis à une réforme très lourde. Primauté des cotisations sur les rentes, prise en compte du rapport entre le nombre d’actifs par rapport aux rentiers, allongement de la durée de vie, baisse marquée des rendements des capitaux disponibles : tout l’inventaire va y passer [[1. À l'exception de mesures libérales permettant à chacun de gérer sa propre épargne-retraite, bien entendu.]]. Sinon, ce sera l’effondrement.

Mais résoudre les problèmes obligerait la classe politique à s’y atteler de façon lucide et courageuse – deux qualités plutôt rares, d’autant plus que les solutions seront forcément impopulaires à court terme.

À la place, on choisira donc de procrastiner, et de culpabiliser ceux qui prennent leur capital en les dénonçant comme des risque-tout inconscients.

La presse a fait d’une pierre deux coups en liant cet aspect des choses à l’explosion des coûts des prestations complémentaires. Peu importe qui sont les vrais responsables, elle a pu livrer à la vindicte populaire des coupables tous trouvés : une population faible, discrète, et votant plutôt à droite. Trois raisons de ne pas les épargner !

Les problèmes liés aux retraites empirant avec le temps, gageons que nous assisterons à bien d’autres manœuvres du même genre.

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