Quand Second Life traverse une tempête dans un verre d'eau...

Publié le 19 mars 2008 par Pierre-Olivier Carles

Depuis Vendredi dernier, le Monde très réel des Mondes Virtuels est en émoi.

Philip Rosedale, emblématique fondateur et visionnaire en chef de Linden Lab vient d'annoncer sa décision de confier le poste de CEO de Linden Lab (société éditrice de Second Life) à un manager plus expérimenté, en cours de recrutement.

Cette annonce a été suivie de nombreux articles, certains alarmants et d'autres pleins d'optimisme. L'un des traits communs d'un très grand nombre de ces articles est d'avoir été écrits par des gens qui ne savent toujours pas ce qu'est Second Life, où en est la plate-forme ou, plus simplement, quelle est la stratégie (voir simplement le business model de Linden Lab).

Nous avons donc décidé, une fois n'est pas coutume, de donner notre point de vue de "professionnel de la profession" sur un sujet qui n'est pas directement lié à notre métier, mais plutôt à l'écosystème de Stonfield InWorld.

Philip Rosedale est, sans nul doute, le visionnaire qui a réussi le tour de force de créer et de lancer ce que personne n'avait pu faire avant : un univers persistant, en 3D, qui permette à chacun de créer son propre contenu, d'assurer à chaque créateur qu'il possède bien, juridiquement parlant, le contenu qu'il aura créé et d'asseoir le tout sur une plate-forme économique disposant de sa propre devise.

C'était en Juin 2003. A ce jour, en Mars 2008, aucun autre Monde Virtuel sur les 250 qui existent, n'est capable de faire cela avec la même facilité, stabilité, envergure et sécurité.

Lorsque Second Life a explosé sur le plan médiatique, c'est sur la base de cette promesse forte que cela s'est produit. Tous, résidents, opérateurs, clients et journalistes ont survendu le potentiel de la plate-forme à une époque où il était bien trop tôt pour en envisager les applications pratiques de court terme, voir même une simple utilisation fluide pour un résident lambda.

Philip Rosedale a pourtant gardé le cap jusqu'à ces derniers mois, sur fond de désaccord avec Cory Linden, le CTO historique et architecte de la plate-forme comme du langage de développement propre à Second Life. Il a conservé une culture d'entreprise forte et traversé ces perturbations jusqu'à aujourd'hui.

Et maintenant, où en sommes-nous ?

Linden Lab est une entreprise d'environ 250 personnes, qui compte à son capital quelques uns des plus solides fonds d'investissement de la Silicon Valley, comme Benchmark Capital, par exemple, ou le fond de Pierre Omidyar (fondateur d'Ebay et business angel pragmatique). L'entreprise est réputée rentable, sur un business model principal d'hébergeur de servers, vieux comme le web et extrêmement profitable de part les tarifs pratiqués.

L'entreprise pourrait aujourd'hui intéresser un grand acteur et acquéreur de l'IT ou du Web, comme Ebay (très complémentaire et ayant déjà un pied dans la place), Microsoft (qui a annoncé par la voix de Gates que les Mondes Virtuels étaient l'avenir mais n'a encore rien fait de spectaculaire) ou IBM (qui dispose aujourd'hui de la plus grosse expertise sur Second Life, de plus d'une vingtaine d'îles, de plusieurs milliers de collaborateurs ayant un avatar et a déjà investit des dizaines de millions de dollars dans les Mondes Virtuels).
Tant que nous en sommes aux grands acteurs, nous pourrions également citer Cisco, entreprise très dynamique dans Second Life, qui a un intérêt direct (et l'a d'ailleurs déjà annoncé publiquement) à augmenter les volumes de trafic sur l'Internet ou Intel, également très présent dans Second Life, qui prépare de nouvelles puces qui prendront mieux en compte les besoins d'un Monde Virtuel comme celui des Lindens, et devra les vendre à quelqu'un, quitte à créer le marché à eux tout seul.

Enfin, et c'est presque par là que nous pourrions commencer, Second Life dispose de près de 500 000 "hard-core residents", c'est à dire de 500 000 utilisateurs très fréquents et très actifs. Cette base connaît très bien la plate-forme et l'utilise pleinement, que ce soit à des fins culturelles, de business, de militantisme, de loisirs purs...

Je ne vais pas m'attarder sur le chapitre technique, mais en deux mots, force est de constater qu'il reste beaucoup de choses à faire, mais également que beaucoup à déjà été fait. Par ailleurs, des alternatives basées sur des technologies soeurs de Second Life émergent également, créant une saine émulation pour ne pas dire une forme de concurrence quasi-interne. Une Road Map technique est établie et les principaux problèmes sont pris en comptes, en cours de traitement voir même en phase de test avant mise en production.

Enfin, un seul problème majeur ne semble pas avoir de piste de résolution à court terme (du moins à notre connaissance), il s'agit de la possibilité de traverser les firewalls des grandes entreprises pour permettre à leurs collaborateurs d'utiliser Second Life depuis leurs bureaux donc à des fins professionnelle quotidienne.
Chez Stonfield InWorld, nous travaillons à des solutions alternatives basées notamment sur RealXtend et Open Sim, qui pourraient être un début de réponse. Il y en à d'autres...

Après cet état des lieux un peu long, revenons au changement de fonctions de Philip Rosedale et à la recherche d'un nouveau CEO. De notre analyse et pour avoir également beaucoup échangé ces derniers jours avec certains de nos confrères européens ou américains (et avec quelques Lindens), nous sommes dans une phase normale de croissance pour une société hautement technologique.

Les start-ups passent quasiment toujours par ce changement, qui suit généralement une période de lancement et de croissance à taille humaine, portée directement par le fondateur et une culture d'entreprise favorisant l'initiative individuelle et la créativité. Linden Lab continue de croître et doit maintenant entrer dans une phase plus axée sur la rigueur et le respect des road-maps. Après une ère de visionnaire, la société a besoin d'entrer à présent dans une ère de gestionnaire et c'est exactement ce que Philip Rosedale et le board font.

Ces changements se font-ils sur fond de crise ? Oui, c'est évident, mais sur fond d'une sorte de crise de croissance et de changement d'organisation. Le CTO historique est partit, le fondateur se recentre sur ce qu'il sait faire (et qu'il aime faire). Les équipes (du moins ceux que nous connaissons) sont lucides et confiants pour l'avenir.

Après, il reste bien sûr un certain nombre d'inconnues. Linden Lab doit-elle être rachetée ? (et le nouveau CEO sera-t-il là pour rendre la mariée plus belle ?) Toutes ces manoeuvres augurent-elles une IPO (entrée en bourse) ? Linden Lab a-t-elle un véritable intérêt à essayer de grandir seule et en a-t-elle les moyens ?

Il est difficile de répondre, mais le choix du CEO sera un bon indicateur de la suite. De notre coté, nous pensons que Linden Lab peut très bien avancer, à court terme, sans IPO ni revente (même si une rumeur persistante sur la vente perdure). Comme à chaque fois, le choix du timing est important et la période est sans doute propice à une vente, mais pas dans des conditions optimum.

Les événements actuels étaient non seulement inévitables mais souhaitables. c'est bien une nouvelle ère qui commence pour Second Life, avec toujours autant de promesses en termes d'usages, pour les entreprises comme pour les individuels.