Le Siegfried de Kriegenburg tutoie l'excellence à l'Opéra de Munich

Publié le 02 juin 2012 par Luc-Henri Roger @munichandco


Il est de ces soirées d'opéra bénies des dieux, même si ces dieux se sont mis à errer et qu'ils ont déjà emprunté des chemins crépusculaires comme c'est le cas d'Erda et de Wotan dans Siegfried. Le Superintendant de l'Opéra, Nikolaus Bachler, a fait un choix aussi judicieux que visionnaire en confiant la mise en scène du Ring à Andreas Kriegenburg, un choix d'autant meilleur que le Directeur de la Musique Kent Nagano, -on le savait depuis leur Wozzeck repris ces jours-ci-, travaille en parfaite intelligence avec le metteur en scène. La même perspicacité a présidé à la sélection des chanteurs et des chanteuses. Il faut ajouter l'excellence du travail de la chorégraphie, la beauté des lumières, des décors et  des costumes. Tout cela confine à la perfection et concourt à faire de ce Siegfried d'Andreas Kriegenburg une production qui mérite d'entrer au panthéon des plus grandes mises en scène wagnériennes.
Kriegenburg privilégie la narration en collant le plus souvent au texte et fait de Siegfried le récit d'une formation dans un décor de fable pour adultes.  Il suit le développement du personnage de Siegfried, souligne tant ses capacités héroïques que les balbutiements de sa psychologie naissante, une fois qu'il émerge du moule héroïque dans lequel il a été coulé. Si Siegfried est un héros sans peur et sans reproche dans le déploiement de ses activités physiques au sein du monde des hommes, il est particulièrement sensible et vulnérable dès qu'il s'approche du féminin: la quête incessante de la mère disparue, l'effroi naissant lorsqu'il découvre la Walkyrie endormie, les hésitations du premier amour.
Andreas Kriegenburg raconte son histoire en la mettant en scène comme un conte mythologique. Siegfried parcourt le monde mythique enchanté, dont l'enchantement, comme, mais encore plus que dans les deux premières parties, est rendu par la présence d'une centaine d'actionnistes* conçus comme éléments du décor. Un décor fait de chairs mouvantes, un décor incarné. Kriegenburg se saisit de la chair humaine qu'il pétrit comme de la plasticine et confie aux mains précises de sa chorégraphe Zenta Haerter, ce qui a pour effet d'offrir aux quelques protagonistes un public humain et muet, manipulable à souhait, témoin impuissant, mais qui est à la fois la chambre d'écho sensible de l'action. Ces corps qui composent des remparts, un cercle de feu, une forêt ou un sol mouvant, meublent l'espace narratif par les lents mouvements de leur masse grouillante. Le travail chorégraphique est stupéfiant de précision. Des amas de corps dont les mouvements ne sont jamais spontanés mais reflètent les humeurs des personnages. Cela crée des tableaux d'une beauté saisissante. Les mouvements des actionnistes ne sont jamais gratuits, jamais ils ne détournent l'attention du verbe wagnérien,  qu'ils servent ou soulignent. Le verbe wagnérien se fait chair, mais cette chair n'a pas d'existence propre. Et c'est là une des toutes grandes qualités de cette mise en scène, c'est qu'elle est au seul service de la musique, du texte, du chant et du théâtre. On sort émerveillé par le théâtre total de Wagner, servi par la mise en scène de Kriegenburg, qui sert Wagner avant toute chose et ne cède jamais à la tentation de la récupération de l'oeuvre à son propre profit. Avec son Siegfried, Andreas Kriegenburg ne commet pas l'erreur orgueilleuse de cet autre amateur d'actionnistes, Hermann Nitsch, qui, on s'en souvient,  avait donné un Saint François dans lequel les actionnistes mangeaient la part belle des chanteurs.
Et comme c'est beau de voir par exemple les devinettes de Mime et de Wotan représentées par des actionnistes qui rappellent la mythologie en action et reproduisent des tableaux des deux premières parties de la tétralogie. La mise en scène utilise elle aussi le leitmotiv en reconstituant des élements du décor humain de la mise en scène. Ou de voir encore l'évocation mimée de la naissance de Siegfried, de suivre sa progression dans le monde de la forêt enchantée de l'oiseau dont les arbres sont entièrement construits avec les corps des actionnistes. Fafner dans son avatar de dragon est représenté par une énorme tête de dragon chinois, suspendue dans le vide de l'espace scénique, et dont la structure métallique est remplie d'actionnistes qui simulent les chairs de la gueule de l'effrayante bestiole.
On le voit avec la représentation de Fafner, la lecture kriegenburgienne de Siegfried laisse aussi de la place à l'humour. Ainsi aussi de l'idée de transformer Alberich en un truand tabagiste. Pour marquer l'antagonisme d'Alberich et de Wotan, Kriegenburg leur fait pointer simultanément un revolver. Et plus tard, les images de la cristallisation amoureuse entre Siegfried et Brünnehilde sont empreintes d'humour et de tendresse, une tendresse qui est la marque du regard que porte le metteur en scène sur le héros wagnérien.
Le travail de l'orchestre sous la direction de Kent Nagano force l'admiration par la précision et la sensibilité de l'exécution. Et on est subjugué tant par la beauté, l'étendue et la puissance des voix que par l'homogénéité du plateau, qui est chose assez rare pour être soulignée, ce qui permet aussi au chef d'orchestre de laisser monter la puissance de la musique sans avoir crainte que les chanteurs ne passent pas l'orchestre, ce qui est particulièrement heureux pour une oeuvre telle que SiegfriedLance Ryan brille dans Siegfried d'un bout à l'autre de l'oeuvre, ce qui constitue un exploit en soi, le chanteur ne donne jamais l'impression de devoir ménager ses forces. Le Canadien est familier du rôle qu'il avait notamment interprété à Bayreuth en 2010. C'est de plus un excellent acteur qui habite le rôle et le déploie admirablement dans l'espace scénique. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke donne un superbe Mime, avec une diction et un phrasé magistrals. On retrouve avec bonheur le Wotan de Thomas J. Mayer. La Brünnhilde de Catherine Naglestad atteint des sommets sans jamais forcer. Magnifique Alberich de Wolfgang Koch. Le Fafner de Rafal Siwek et l'Erda de Jill Grove ne sont pas  en reste, l'oiseau de la forêt est délicieusement interprété par la russe d'Anna Virovlansky . Tous ces chanteurs ont également une présence théâtrale à la hauteur de la production. Un régal!

Agenda


Le 3 juin, les 6, 13 et 15 juillet 2012
Les 9 et 25 janvier 2013
au Théâtre National de Munich

*L'emploi du  terme d'actionniste peut bien sûr prêter à discussion, la performance des figurants n'étant ni outrageante ni violente dans le Siegfried d'Andreas Kliegenburg. Il me semble cependant approprié dans la mesure où le metteur en scène demande aux figurants bien plus que de la simple figuration. 
Crédit photographique: Wilfried Hösl