[Critique] APOCALYPSE NOW

Par Onrembobine @OnRembobinefr

Festival de Cannes 1979 – Palme d’Or

Titre original : Apocalypse Now

Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Francis Ford Coppola
Distribution : Marlon Brando, Martin Sheen, Robert Duvall, Frederic Forrest, Albert Hall, Sam Bottoms, Laurence Fishburne, Dennis Hopper…
Genre : Guerre
Date de sortie : 10 mai 1979 (Cannes) / 26 septembre 1979 (sortie nationale)

Le Pitch:
Enveloppé dans ses vapeurs d’alcool et les draps sales d’une chambre d’hôtel de Saïgon, le jeune capitaine Willard est dans l’attente d’une nouvelle mission. Son terrain de chasse : le Vietnam. Sa gueule de bois perpétuelle est bousculée par deux officiers qui le ramènent au bureau de l’État-major où une expédition top secrète lui est confiée. Il a quelques jours pour remonter une rivière et éliminer le colonel Kurtz, un fou de guerre aux méthodes quelque peu expéditives, qui sévit au-delà de la frontière cambodgienne. Sur une embarcation rudimentaire, Willard et ses hommes avancent jusqu’au front comme on sombre dans la folie. Les cadavres se multiplient, les attaques sont toujours plus ravageuses, et le peu de répit qui leur est accordé n’est jamais salvateur…


La Critique :
Dans son recueil Les Films de Ma Vie, François Truffaut a dit : « Lorsque j’étais critique, je pensais qu’un film, pour être réussi, doit exprimer simultanément une idée du monde et une idée de cinéma (…). Aujourd’hui, je demande à un film que je regarde, d’exprimer soit la joie de faire du cinéma, soit l’angoisse de faire du cinéma et je me désintéresse de tout ce qui est entre les deux, c’est-à-dire de tous les films qui ne vibrent pas. »

Des mots curieux, certes, mais qui s’appliquent parfaitement à Apocalypse Now, le chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola. Lors du Festival de Cannes de 1979, le film a été projeté en compétition officielle dans une version « work in progress » (comprenez, non définitive). Certains étaient abasourdis, comme s’ils venaient d’assister à une tragique et douloureuse expérience. D’autres l’ont rejeté comme un film vide et incomplet, une adaptation crétine du livre Au cœur des Ténèbres n’ayant aucun rapport avec le Vietnam. Ce point de vue des critiques se rapproche peut-être du début de la pensée de Truffaut. Peut-être qu’ils n’étaient pas d’accord avec la vision du monde et de la guerre dans Apocalypse Now. Ou peut-être qu’ils n’aimaient pas l’idée qu’un film qui a coûté 31 millions de dollars n’ait pas de fin.

C’est « ce » film qui a déclenché le débat et la fameuse controverse, à cause de ses idées, mais pas de ses images. On les connaît bien, les histoires cauchemardesques sur le tournage d’Apocalypse Now. Tournage marqué du sceau du gigantisme et de la folie. On sait que Coppola s’est inspiré de l’ouvrage de Joseph Conrad et qu’il a changé le périple de l’auteur à travers le Congo en métaphore pour un tout autre voyage, sur une rivière, en plein cœur de la guerre du Vietnam. On a tous lu les citations de Coppola sur son œuvre (dont la plus fameuse reste « Apocalypse Now n’est pas un film sur le Vietnam, c’est le Vietnam »). On sait que Marlon Brando s’est lancé, dans chaque scène, dans des monologues improvisés que le cinéaste devait constamment couper, pour un salaire d’un million de dollars. Et on sait aussi que Coppola lui-même a sombré dans une dépression liée à la drogue, à l’ivresse du pouvoir et à la peur de tout perdre, au point qu’il a dû miser son propre argent pour finir le film et que certains soirs, il menaçait de se tirer une balle dans la tête tant la pression de ne pouvoir mener son entreprise à son terme le hantait…

On le sait, tout ça. Mais de tels détails n’expliquent pas pourquoi Apocalypse Now est un grand film. Même aujourd’hui, alors que tous les problèmes de Coppola appartiennent au passé, Apocalypse Now reste toujours un geste grandiose, admirable et complètement insensé dans l’histoire du cinéma. C’est avec ce film que le maître du Parrain entre définitivement dans la cour des grands. Un film rempli de moments lyriques dans leur portée et leur style, et d’instants tellement silencieux qu’on pourrait presque entendre les pensées du cinéaste. À côté, la timidité moderne d’Hollywood semble honteuse.

La plupart des long-métrages ont de la veine s’ils possèdent une seule séquence géniale. Apocalypse Now les enchaîne les unes après les autres, avec la remontée du fleuve en bateau servant de lien connecteur. La meilleure reste celle où des hélicoptères yankees attaquent un petit village maritime, avec La Chevauchée des Valkyries de Wagner en musique de fond. Un moment qui reste tout simplement une des meilleures scènes de combat jamais filmées. C’est simultanément jubilatoire, déprimant et hébétant. Lorsque les hélicos font pleuvoir les missiles et les tirs de mitrailleuses, on s’éclate comme des gosses, avant que la réalité des conséquences nous fasse revenir sur Terre. Une autre scène déchirante, où l’équipage du bateau massacre des paysans Vietnamiens sur un sampan qui passait par là, explose avec une violence tellement soudaine, tellement féroce et tellement absurde qu’on est forcés de s’interroger sur le sens de telles atrocités.

D’autres instants se gravent également dans l’esprit du spectateur : la monotonie droguée de l’embarcation, les playmates Playboy qui divertissent les troupes, l’approche finale vers le royaume onirique de Kurtz. Des scènes graves, surréalistes et majestueuses dans leur progression, qui se suivent, s’entrelacent et résonnent.

L’œuvre de Coppola est remplie de moments comme ceux-ci, et le trajet du bateau est le fil narratif qui les relie tous ensemble et qui fixe le rythme. C’était pratique pour Conrad et c’est pratique pour Coppola. C’est pour cela qu’il en fait usage et non pour y insérer des références littéraires obscures qui ne servent à rien. Il prend le voyage en main, tisse un fil d’épisodes tout au long avec une mise en scène hallucinogène mais jamais chiante, rajoute une bande-originale psychée (on notera les morceaux trippants des Doors, des Rolling Stones et bien entendu de Wagner), nous amène enfin au repaire de Brando pour une dernière violence…Et, selon les rumeurs, découvre qu’il y a pas de fin. Du moins, Coppola n’a-t-il pas de fin convenable à proposer, si on s’attend à ce que les scènes finales apportent toutes les réponses pour en tirer une conclusion logique.

Et c’est pourtant le plus grand crime dont on accuse le film : de tricher, de laisser le spectateur insatisfait avec une conclusion apparemment dénuée de sens. Mais aller chercher des « idées » dans le film de Coppola est un exercice inutile. Franchement, quelle philosophie espère-t-on trouver dans Apocalypse Now ? Et à quoi bon, après la tragédie qu’a été le conflit du Vietnam, si les derniers discours de Brando avaient toutes les réponses ?

Comme beaucoup de ses semblables, Apocalypse Now est un film de guerre qui ne contient essentiellement qu’une seule idée : le fait pas très éclairant que « la guerre, c’est l’enfer ». Rien de bien surprenant. Apocalypse Now ne raconte pas une histoire conventionnelle, n’a pas de message très réfléchi à nous faire passer sur le Vietnam, n’apporte pas de réponses et donc n’a pas besoin d’une fin.

D’autres films importants comme Platoon, Voyage au Bout de l’Enfer, ou Full Metal Jacket ont tous leur truc à dire, leur approche unique par rapport au Vietnam. Quoi qu’il en soit, Apocalypse Now reste le meilleur du lot (même si c’est discutable). Il se distingue des autres parce qu’il ose faire un pas de plus, dans les endroits de l’esprit que le spectateur n’aime pas visiter. Le film est un miroir, reflétant nos propres sentiments par rapport à la guerre du Vietnam, dans toute leur complexité et toute leur tristesse.

Apocalypse Now est un coup de maître. Le regarder, c’est être transporté aux plus hauts sommets du cinéma, chose qu’un film n’accomplit que très rarement. C’est revivre les moments de joie et d’angoisse dont parlait Truffaut et que Coppola a réussi matérialiser. Certains de ces moments viennent simultanément, comme l’attaque des hélicos citée plus haut, avec sa juxtaposition parfaite de l’horreur et de l’euphorie. Des moments d’une beauté étrange, d’une violence choquante, d’un mysticisme inexplicable. Des moments qui peuplent le septième art et nous rappellent pourquoi on va au cinéma.

P.S : La version Redux du film est également conseillée. Sorte de version longue, elle rajoute 49 minutes de plus au long-métrage. Certaines scènes se fondent dans la structure du film et l’enrichissent, comme les dialogues supplémentaires pendant la navigation sur la rivière qui rend le personnage de Willard un peu plus affable et des nouveaux monologues de Brando qui offrent une analyse plus pointue de la guerre. D’autres, comme cette scène avec les playmates, sont complètement gratuites et n’ont aucune raison d’être. La plus célèbre reste celle de la plantation française, qui s’avère provocante et efficace, mais sa longueur interrompe le rythme du film. Plus long ou plus court, Apocalypse Now reste néanmoins un luxe.

Les nombreuses péripéties, la dureté des lieux et l’ambiance quasi hypnotique qui régnait sur le plateau et qui a sensiblement bouleversé le comportement de l’équipe du film, ainsi que les doutes et le désespoir de Coppola, peuvent être retrouvés dans Heart of Darkness, un documentaire sur le tournage d’Apocalypse Now, signé Eleanor Coppola, la femme du réalisateur.

@ Daniel Rawnsley

Crédits photos : Zoetrope Studios