Des “chaînes” sur les médias arabes : de la place pour Al-Mayadeen ?

Publié le 05 juin 2012 par Gonzo

"Canal Al-Mayadeen : la réalité telle quelle." (Ghassan Ben Jeddou, président du CA de la chaîne et directeur des programmes)

Au temps des médias sociaux, les « vieux » médias ne doivent pas être enterrés trop vite ! Dans le monde arabe, plusieurs événements viennent de nous le rappeler. À Doha – capitale du Qatar et de l’information télévisée arabe car c’est le siège d’Al-Jazeera – s’est tenue tout récemment la réunion des ministres des Affaires étrangères des pays de la Ligue arabe. De nouvelles sanctions ont été demandées à l’encontre de la Syrie et, parmi celles-ci, l’interdiction de toutes les chaînes télévisées syriennes diffusées sur les satellites Arabsat et Nilesat (toutes, cela veut dire y compris Syrian Drama, même si sa programmation ne comporte que des feuilletons). Juridiquement, Nilesat est la propriété d’une société privée égyptienne qui, dans les limites du droit commercial, peut faire ce que bon lui semble. Pour Arabsat, c’est plus compliqué car le satellite est une joint venture entre les différents Etats arabes, à laquelle la Syrie est naturellement associée. Mais depuis novembre dernier la Syrie est « provisoirement exclue » de la Ligue (une décision sans précédent, si ce n’est celui de l’exclusion de l’Egypte à la suite des accords de Camp David). Juridiquement, l’affaire va être compliquée.

On l’a un peu oublié mais en septembre dernier l’Union européenne avait déjà pris des mesures similaires contre le ministère de l’Information syrien mais également contre une chaîne locale, Addounia TV, accusée d’inciter à la violence et retirée du satellite Hotbird, propriété d’Eutelsat. (Sans oublier l’interdiction de la chaîne palestinienne Al-Aqsa par le CSA français en 2010, ou celle plus ancienne encore d’Al-Manar, par le CSA à nouveau mais également dans d’autres pays comme les USA, l’Espagne ou l’Allemagne.) Autant de bannissements qui, pour certains, constituent une sérieuse limitation au droit à la diversité d’opinion, même s’il existe bien entendu des solutions de rechange, les satellites russes ou iraniens pour les Syriens, ou encore internet. Ce qui vient de se passer à Doha fait malgré tout remonter à la mémoire une autre réunion de la même Ligue arabe, en février 2008, lorsque les ministres de l’Intérieur du monde arabe tentèrent d’imposer une « charte de bonne conduite », qui ne présageait rien de bon pour la liberté de l’information (à l’époque seul ou presque Qatar s’y était opposé !). Le « printemps arabe » est passé mais les mauvaises habitudes perdurent… Nouveaux médias en ligne ou pas, ces décisions officielles confirment que la télévision est en première ligne dans les conflits géopolitiques régionaux.

Dans ce contexte, on annonce le lancement la semaine prochaine, à Beyrouth, d’Al-Mayadeen. A première vue, la nouvelle chaîne d’information va avoir du mal à trouver sa place, « coincée » qu’elle est entre les deux actuels mammouths de l’info, Al-Jazeera (Qatar) et Al-Arabiya (Arabie saoudite) d’un côté et, de l’autre, les deux mastodontes en puissance, Sky News Arabia que vient de lancer à Dubai News Corp, le groupe de Rupert Murdoch, et Al-Arab, le projet d’Al-Waleed bin Talal, patron du groupe Rotana, annoncé pour novembre prochain à Manama. On suppose que ses moyens ne lui permettront pas de jouer dans la catégorie des poids lourds, même si les informations sur son financement sont plus que lacunaires. Cinq cents employés (dont 125 journalistes), un siège provisoire dans la banlieue sud (pas vraiment le quartier branché de la capitale libanaise), des bureaux au Caire et à Tunis pour le monde arabe, à Damas aussi semble-t-il, Téhéran, Washington, New York, Londres et Moscou pour le reste, un réseau de correspondants dans toute la région avec un effort particulier pour la Palestine… Des moyens existent tout de même, en provenance selon certains de l’Iran, de la Syrie et du Hezbollah, quand d’autres affirment qu’ils proviennent au contraire du Qatar, de la Turquie et de quelques hommes d’affaires du Golfe. Deux hypothèses parfaitement opposées, qui s’accordent néanmoins sur l’essentiel : « printemps arabe » ou pas, aucun projet médiatique arabe d’envergure ne peut voir le jour sans appuis politico-financiers…

Même sans informations précises sur les bailleurs de fonds, on n’a pas trop de mal à deviner le créneau que Al-Mayadeen va chercher à occuper dans le paysage médiatique panarabe. Son rédacteur en chef n’est autre que Ghassan Ben Jeddou (Ghassan Bin Jiddu غسان بن جدو). Panarabiste convaincu, cette étoile des médias arabes, réputée proche du Hezbollah, a démissionné avec fracas en avril 2011 d’Al-Jazeera auquel il reprochait une couverture des soulèvements arabes à la fois trop discrète sur la répression au Bahreïn et trop tonitruante dans le cas syrien… Même profil pour Sami Kleib (سامي كليب), parti lui aussi en claquant la porte de la chaîne qatarie, ou pour le reste de l’équipe qui compte, entre autres recrues prestigieuses, Zahi Wahbé (زاهي وهبي) pour la culture et George Galloway, l’étonnant député propalestinien de la Chambres des Communes !

Krayyem, Kleib and bin Jiddo, conférence de presse, juillet 2011 (source : The Daily Star: http://www.dailystar.com.lb)

L’équipe ne serait pas complète sans Nayef Krayyem, dont la présence dans le trio fondateur lors d’une conférence de presse en juillet dernier interroge. Le Directeur général (General Manager) d’Al-Mayadeen est en effet un ancien haut responsable d’Al-Manar, ce que rappelle le site nord-américain très conservateur Pjmedia, qui s’étrangle de constater que les bureaux de cette chaîne « liée au Hezbollah » ne seront qu’à « quelques blocs de la Maison Blanche » ! En oubliant de mentionner tout de même que Krayyem, à l’itinéraire sans doute un peu sinueux, a quitté Al-Manar, en assez mauvais termes d’ailleurs, depuis une bonne dizaine d’années…

Al-Mayadeen (الميادين), en arabe, cela peut signifier « les domaines », « les sujets » mais également « les places », une référence parfaitement assumée aux grandes places qui, au Caire ou ailleurs, ont été le théâtre des divers soulèvements arabes. A l’heure où l’étoile d’Al-Jazeera pâlit (voir aussi cet article en anglais de Vivian Salama), on peut imaginer, même si le pari est audacieux, qu’il y a de fait de la place, pour une chaîne comme Al-Mayadeen dans le paysage quelque peu “enchaîné”, par l’argent et la politique, de l’information télévisée arabe.