Bénédiction mémoire

Publié le 10 avril 2012 par Comment7

 À propos de : installation d’Elodie Antoine dans l’église Saint Loup de Namur – Bernard Lahire, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales. Seuil, 2012 – W.G. Sebald, Austerlitz, Gallimard/Folio

J’ai été croyant pratiquant. J’ai souvent mis la main dans le bénitier. J’étais petit, même sur la pointe des pieds, je ne voyais rien. Je sentais. Mais y avait-il quelque chose à sentir ? Je ne sais plus en quels termes on avait pu m’expliquer le sens de ce geste rituel. De l’eau sanctifiée qui purifie et protège quand on l’applique symboliquement sur le front. Si j’étais convaincu de l’effet, je n’ai jamais eu l’impression que mes doigts ressortaient mouillés du bénitier. Etait-ce encore de l’eau ? Bien évidemment non, étant donné les vertus supposées de l’univers aqueux marinant au fond de la vasque en pierre, froide, obscure. Mais alors quoi ? Un fluide ectoplasmique, indéfinissable, de cette matière dont on ne cesse de se demander ce qu’elle est, de quoi elle est faite et qui, par là même, devient une sorte de matière joker pouvant se substituer à n’importe quelle substance manquante et, simultanément, initie au doute quant à la réalité de ce que l’on touche. Le bénitier était sans fond et mes petits doigts tendus n’avaient qu’un espoir, celui de traverser quelque chose et de se perdre, de plonger de l’autre côté, de respirer un autre air que le nôtre et d’en ressortir oints d’esprit. Je regardais les autres y passer, le même geste mais chacun à sa façon, un beau défilé d’idiosyncrasies, mouvements du bras, mains repliées sur elle-même, inclinaisons de la tête, génuflexions… Toutes les mains disparaissaient dans ce pot commun de la sensibilité tactile, toutes les mains semblaient y déposer un peu du cœur de leur propriétaire et y puiser un peu de ferments cardiaques régénérateurs parmi les dépôts effectués par les croyants tiers, multiples, jour après jour. La bénédiction ne venait pas que de d’en haut, mais du bouillon de culture que devenait ce milieu sous-marin illimité en absorbant les germes de croyance et de doutes de tous les pratiquants. Dans le vase de marbre, on donnait, on recevait. Et, pourrais-je dire, devant une installation d’Elodie Antoine dans l’Eglise Saint-Loup de Namur, à  jamais. On déposait ses peines pour qu’elles soient remises, souvent en les associant à un organe souffrant, dysfonctionnant, ou à une zone d’ombre intérieure inquiétante, taraudante. On imaginait des guérisons miraculeuses, la chair faible mutée en vermeil imputrescible. Ou bien on faisait l’aumône  d’une joie, une réussite, une plus value spirituelle, souvent liée à une satisfaction organique ou matérielle, rendre au Seigneur ce qu’il nous a donné pour qu’il le redistribue aux autres, via les gouttelettes de son eau bénite, mercure courant sur la peau. On rêvait de participer à une transfiguration collective de tous les croyants. Autant mais autrement que les confessionnaux, par le toucher silencieux, furtif, les bénitiers engouffraient le non-dit des attentes, le fruit de l’irrationnel et archaïque tour de passe-passe de la croyance chimérique. Le fantasme de l’acte salvateur, réparateur, en chercher la mémoire.

Depuis, le bâtiment a été désacralisé, il a perdu ses pénombres et mystères, mais le mobilier du culte est toujours en place et continue une vie qui ne sera jamais complètement profane. Intermédiaires. Le bénitier se montre sous son vrai jour banal, rien dans les mains rien dans les poches, colonne et bassin de marbre cérémonieux. Ce n’est plus un puits ténébreux, glacial, empli d’échos. Il est muet. Mais, sous la grâce d’une intervention d’artiste qui le revisite, aujourd’hui il brille, il irradie. Il libère peut-être enfin, vraiment, la bénédiction. Il donne. Il ressemble à un pétrin. Une lumière d’or y monte comme de la pâte. Ce que les innombrables doigts et paumes humains y ont abandonné en pure perte, l’espérance et le désespoir, le don de soi intéressé ou désintéressé, droit ou tordu, soudain, se transforme en quelque chose, soudain le bénitier régurgite ce qu’on lui a donné. Il refoule tout ce qu’il a entendu et reçu, les requêtes silencieuses des âmes cherchant comment guérir les maladies du corps. Seigneur, que j’ai mal au foie, je t’offre cette douleur ! Seigneur guéris mon cœur malade ! Seigneur ma prostate est foutue, que vais-je devenir ? Seigneur, mes poumons se déchirent un peu plus chaque jour ! Seigneur mon estomac reflue sans cesse les nourritures terrestres, comment me nourrir ? Seigneur mon côlon est noué d’ulcères et mes articulations percluses d’arthrose ! Seigneur mon sein est rongé par le cancer ! Seigneur bénissez ces parties impies de la procréation ! Dans le bénitier, enfin, la pâte monte, engendre des formes organiques, de jeunes organes bienheureux, encore immatures, qui glissent au sol, roulent comme des gouttes sur un feuillage huileux, dessinent une voie lactée sur la moire de la pierre usée. À la manière de ces pas japonais qui, dans les jardins, me donnent toujours l’impression de survoler le sol et le temps d’une manière surprenante, reliant l’enfer au paradis, à la fois labyrinthe et marelle. Des esquisses joufflues, radieuses, de foies, cœurs, poumons, estomacs, colons, appendicites, seins, phallus, viscères transcendés. De joyeuses greffes ectoplasmiques, pouvant prendre la place de n’importe quel organe moribond, chantent que tous les péchés nous sont remis, qu’il n’y a plus de contradiction entre le corps d’ici-bas et le corps au ciel. Une ressuscitation en chaînes.

Cette église a un sens particulier pour moi parce que j’ai fréquenté (un peu) l’Athénée mitoyen et qu’une de mes confrontations originelles avec la tentation littéraire est liée à cet édifice. Même si je m’étais déjà pas mal épanché dans des ébauches de poèmes, il y eut là une rencontre déterminante avec le projet d’écrire qui n’était encore qu’impulsion. C’était à l’occasion de la première rédaction à réaliser en « humanités ». Le professeur de français nous emmenait en visite guidée bien documentée dans l’église en vue de nous faire rédiger une description de ces entrailles eucharistiques. Monsieur Maréchal aimait terminer la visite en racontant de manière détaillée l’anecdote du passage de Baudelaire à Saint Loup. Et, du coup, je refaisais la visite à l’envers et découvrait Saint-Loup sous un autre jour, ses ombres gagnaient en touffeurs inexplicables. Une autre dramaturgie se substituait à celle du Christ et pervertissait le discours de la pompe eucharistique. Car, à l’époque, je lisais maladivement ce poète qu’avec l’exagération due au jeune âge, je n’étais pas loin de qualifier de « dieu » et il ne me semblait, en outre, éloigné ni dans le temps, ni dans l’esprit. Ce qui du coup me rendait ce bâtiment hors d’âge terriblement contemporain, alors que jusqu’ici, il ne me faisait ni chaud ni froid. Que Baudelaire se soit tenu ici conférait pour moi à l’église un sacré au-delà de la religion, plus exactement un mélange de différents sacrés. En quelques minutes, c’était une formidable leçon de perception, de subjectivité changeante et de difficulté à déterminer ce que l’écriture doit saisir. Confronté à la consigne du devoir, décrivez en une page l’intérieur de l’église Saint-Loup, je découvrais l’énormité de la tâche, ne sachant par où commencer et mesurant la somme de connaissances qui me manquaient pour entamer une telle description architecturale. Combien d’ouvrages ne devrais-je pas lire pour appréhender une structure parlante dans cette immensité monumentale qui me semblait une caverne baroque, proliférante voire malveillante ? Mais surtout quelle énorme transversalité de savoirs ne fallait-il pas tisser pour raconter un peu ce que signifiait une telle église dans une telle ville. C’était un objet-sujet appelant un peu une transdisciplinarité telle que Michel Foucault en pratiqua pour éclairer autrement l’histoire de la folie et telle qu’elle fut utile, depuis toujours, à n’importe quel « chercheur inventif » cherchant à échapper aux raisonnements sclérosés. Bien sûr, j’étais incapable de formuler cela à l’époque. Je sentais. Je sentais que dans une telle expérience se jouait une relation à la connaissance, ce que j’avais envie de chercher et d’apprendre m’absorbait comme un monstre silencieux. J’étais agité par deux courants faussement contradictoires et qui dépassaient largement le cadre de la rédaction scolaire : l’impuissance de l’écriture et l’exaltation d’écrire. Écartelée entre le désir de prendre une empreinte photographique ou de m’échapper dans une interprétation libre de ce que je voyais s’ordonner dans ces pénombres agitées et qui ne parlaient qu’à moi. Je découvrais confusément qu’écrire est toujours au préalable errer dans un tout indescriptible, flotter dans une expérience sensorielle qui me dépasse pour, petit à petit, accrocher des liaisons, des correspondances, des affinités entre telle zone sensible en moi et telle forme entraperçue dans le tout, ces affinités se disposant dans l’espace mental à la manière de pas japonais aériens constitués d’entrailles oniriques gonflées à l’hélium – mi-extérieurs mi-intérieurs – sur lesquels sautiller, penser, énoncer. J’ai oublié comment je me suis débrouillé avec le devoir de français, mais je sais aujourd’hui que si le sujet m’apparaissait si vaste et complexe, impressionnant comme une cathédrale entre terre et ciel, c’est qu’il imposait d’expliciter ce qui était le plus obscur pour moi et devait le rester, c’est-à-dire vers où me (dé)portait le désir d’écrire, à moins que ce ne soit la révélation d’où me (re)venait cet élan indéchiffrable. La lumière filtrée par les vitraux où dansaient poussières, fumées de candélabres et restes d’encens m’enveloppait comme des ténèbres de coraux irisés où se rejoignaient dans la même respiration plurielle la solitude musquée des grands bois et le fouillis obsessionnel des ornements architecturaux, gratuits, suspendus dans le vide. Saint-Loup, dans sa superbe hantée, n’était pas un seul système symbolique, et échouait, malgré l’autorité mise par l’Eglise dans l’apparat, à me délivrer une seule vision du monde et de l’univers, une seule notion de l’homme, mais était une superposition dense, un peu tarabiscotée, de toutes sortes de tentatives d’expliquer où l’on vit sans rien savoir de ce qui nous y fait vivre. Du moins d’en donner une vision, une représentation, une mémoire fabriquée. Là où l’église cherchait à envelopper le visiteur d’un seul récit universel, une certitude déjà écrite et à réécrire sans fin, je pressentais qu’il n’y avait d’autres choix que de morceler le savoir et de faire éclater cette imposition en de multiples narrations apocryphes, comme un devoir d’enquête illimité dans un monde symbolique pluriel non borné.

Par ce reflux orfèvre du bénitier, disposé sur le miroir de la pierre en forme de corne d’abondance, version évangélique de la poule aux œufs d’or installée, l’installation d’Elodie Antoine active plusieurs parcelles éparses de ma mémoire, pas exactement durant les minutes que je consacre à regarder, tourner autour et à prends des photos. Mais, plus tard, dans le souvenir, en regardant les photos, en m’y promenant comme dans une galaxie, en réorganisant ce que j’ai ressenti face à l’œuvre, en découvrant les inscriptions qu’elle trace en moi après coup. Alors, en détournant une expression un peu grandiloquente, je dirais que, depuis cet instant naïf où je me suis senti submergé par l’inassouvi de ce que j’avais à écrire pour un exercice scolaire, devant et derrière moi, je n’ai cessé, dans les dévorantes lignes de mots que j’ai tracées inlassablement, de traquer Saint Loup, l’emmêler dans mes fils. Répétition vécue d’un schéma relationnel, matrice mémorielle. C’est par elle que je me répète et, au gré des répétitions, que je m’inscris, m’écrit et diffère.

Ce fascinant travail de la mémoire dont Bernard Lahire rappelle les deux grands modes d’inscription. « Par ailleurs, Freud distingue utilement deux modes de retour du passé dans le présent : le premier est la remémoration consciente (le souvenir) et le second consiste en une répétition vécue d’un schéma relationnel passé qui relève de l’actualisation non consciente, au sein de la cure analytique (avec le phénomène de « transfert » sur la personne de l’analyste) ou dans les relations de la vie ordinaire, de dispositions incorporées. Le second mode est plus crucial pour comprendre que les individus rejouent en permanence des scènes qu’ils ont vécues dans le passé, sans savoir qu’ils les rejouent. Ils adoptent les mêmes attitudes, se remettent dans les mêmes positions ou postures, agissent de la même manière et produisent souvent les mêmes effets, ou les mêmes résultats. » (Bernard Lahire, Monde pluriel, Seuil, 2012) Cette deuxième manière de revivre le passé dans du présent et qui relève des œuvres de l’inconscient, la psychanalyse l’a historiquement rattaché au refoulement de souvenirs honteux à connotation sexuelle. Ce qui était une intuition intéressante, visant une parcelle de la levure inconsciente de l’être, a été décrété valable pour tous et toutes, universelle totalitairement, prenant au pied de la lettre le « désir de généralisation » selon les termes de Wittgenstein cité par B. Lahire quand il évoque les chercheurs incapables de reconnaître « les limites de validité de leur propos, de leur champ de pertinence », courant après le pouvoir de construire l’unique système narratif du monde. La « sociologie dispositionnaliste » a désenclavé le concept d’inconscient du diktat moral de la psychanalyse. De l’inconscient se sédimente « non pas parce que ces expériences seraient nécessairement douloureuses et indicibles, mais parce que l’enfant ne peut « apprendre » à agir, voir, sentir, etc., d’une certaine façon et savoir précisément, clairement ce qu’il est en train d’apprendre. Il y a, comme disait P. Bourdieu, « amnésie de la genèse ». L’individu ne tient pas ses expériences passées devant lui comme un « avoir » ou un « acquis » : elles sont une part constitutive de lui-même qui détermine en partie, sans qu’il en soit conscient, ses représentations ou ses actes. Dans toute relation, l’individu engage des éléments inconscients (il faudrait parler, de manière moins réifiante, d’éléments non conscients) de son passé qui se sont sédimentés sous la forme de manières de voir, de sentir et d’agir. » (Bernard Lahire, ibid.)

Ces « formes de manières de voir, de sentir, d’agir », sont à la fois le passé, mais déjà autre chose, une reprise par laquelle, sans forcément en avoir conscience, on se raconte à soi-même ce que l’on a vécu, on se l’incorpore. Le souvenir n’est plus la chose qui a donné lieu au souvenir, même pas son image objective (ou fidèle), il en est la description remaniée. Dès qu’il y a souvenir, mémoire, il y a construction narrative plurielle, influencée par ce qui nous est le plus intime, ce qui nous préserve une centralité homogène et, surtout, par la générosité incalculable de l’autre, des autres, les flux d’hétérogénéité. Bernard Lahire cite Laplanche et Pontalis qui eux-mêmes évoquent un courrier où Freud parle bien de stratification mémorielle : « Freud a marqué que le sujet remanie après coup les événements passés et que c’est ce remaniement qui leur confère un sens et même une efficacité ou un pouvoir pathogène » et selon ses propres termes adressés à Fliess, les traces mnésiques sont sans cesse sujettes à réorganisation, réinscription. Mais, bien entendu ce travail de réorganisation et réinscription n’est pas totalement dirigé, il obéit autant à de l’inné qu’à de l’acquis, à du calcul conscient qu’à des motivations compulsives, de la volonté ou de la hantise. Nous sommes stratifications qui se complexifient à chaque nouvelle couche de souvenirs, nous nous différencions sans cesse, un peu plus chaque jour, au même titre que la société qui, heureusement, cherche à intégrer la complexité exponentielle du vivre ensemble. Avec le temps, la masse de nos souvenirs gagne en volume, forcément, la nature de ces souvenirs crée des réseaux de sens entre territoires différents, voire opposés et en concurrence pour occuper une place centrale dans le récit identitaire de ce que l’on est. Et surtout, la densité de ce volume mémoriel personnel augmente par le travail incessant de réorganisation, réinscription, ressassement, interprétation et réinterprétation par lesquels sans cesse on se raconte à soi-même pour ne pas oublier d’où l’on vient, qui l’on est et où l’on cherche à aller. L’écheveau de ces racontars faisant office de cartographie, de boussole, d’ombilic. Sans cesse on se relit pour se comprendre, corriger ses erreurs, chercher la faille pour avancer, trouver une issue. Exactement comme, en science, on cherche du neuf en relisant ce qui a été écrit dans le passé. « Se confronter au passé en faisant apparaître des erreurs de raisonnement, en prolongeant certaines analyses ou en rompant partiellement avec une série d’auteurs tout en leur empruntant une partie de leurs raisonnements est la seule façon de pouvoir construire solidement de nouveaux édifices. » (B. Lahire, ibid.) La densification des savoirs personnels sur soi-même, que l’on tire de l’écheveau des raisonnements sur l’ensemble de nos expériences enregistrées, petites ou grandes, a pour seul objectif de contribuer individuellement à faire barrage à une conception unique de l’être humain. « L’ethnocentrisme disciplinaire, qui fait qu’une discipline défend son « modèle de l’être humain » – homo oeconomicus, homo psychiatricus, homo psychanalyticus, homo linguisticus, homo juridicus, homo religiosus, homo aestheticus, homo eroticus, homo sociologicus, etc. – comme seul possible, conduit à généraliser à l’ensemble des comportements humains ce qui a été observé et analysé dans un secteur de pratiques à partir d’un domaine d’expériences bien spécifiques. » (B. Lahire, ibid.)

Un des portraits littéraires le plus fascinant d’homme sans mémoire est celui que W. G. Sebald dresse d’Austerlitz. Sans mémoire car le personnage ignore d’où il vient – « j’ai ignoré qui j’étais en réalité » -, mais homme personnifiant à merveille le travail de mémoire dans le sens où toute son intense activité intellectuelle rejoue ce qui est sorti du champ de sa conscience. Brutale amnésie de genèse à travers laquelle pourtant, tous ses actes coïncident avec ce qu’il est et ce qu’il en est de ses origines. Voici comment et pourquoi le narrateur découvre Austerlitz pour la première fois : « Ce jour-là, à Anvers, comme à chacune de nos rencontres ultérieures, il portait de lourdes chaussures de marches montantes, une sorte de pantalon de travail en calicot bleu délavé et la veste d’un costume sur mesure depuis longtemps passée de mode ; et outre cette apparence extérieure il se distinguait également des autres par le fait qu’il n’avait pas comme eux le regard vide et absent, mais était occupé à coucher sur le papier des notes et esquisses relatives, semblait-il, à cette salle d’apparat où nous nous trouvions, davantage conçue, selon moi, pour accueillir des délégations officielles que des voyageurs en attente de la prochaine correspondance vers paris ou Ostende ; car, lorsqu’il n’était pas penché sur ses feuilles, il portait son attention, longuement parfois, sur l’alignement des fenêtres, les pilastres cannelées ou autres détails et parties de l’édifice. » La scène se passe dans une gare, dans la salle des pas perdus, il y a du monde, beaucoup de passages, mas cet individu tranche, ressort entre tous, par sa manière d’être posé là, non pas suivant le mouvement, mais attentif, étudiant, notant, dessinant, singulièrement présent. Privé d’un morceau important de mémoire, il est celui qui, dans la foule, n’a pas le regard vide et absent. Complètement absorbé dans son sujet d’étude, dévoré, pour lequel il est devenu un spécialiste exceptionnel, rassemblant une complexité de connaissances interdisciplinaire exceptionnelle, tirée de l’étude et de l’observation, du croisement des données, comme j’aurais dû le faire pour décrire Saint Loup, comme Foucault l’a fait pour étudier la folie à l’âge classique ou encore la logique des sociétés de l’enfermement, surveiller et punir. Le sujet d’étude d’Austerlitz c’est « l’architecture de l’ère capitaliste, et en particulier l’impératif d’ordonnance et la tendance au monumental à l’œuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires, les bourses et les gares, mais aussi les cités ouvrières construites sur un plan orthogonal. Ses recherches, me dit un jour Austerlitz, avaient eu tôt-fait de déborder leur visée initiale, l’élaboration d’une thèse, et avaient foisonné en d’infinis travaux préliminaires pour une étude exclusivement axée sur ses propres vues relatives aux airs de famille existant entre tous ces bâtiments. Pourquoi il s’était engagé sur un terrain aussi vaste, il l’ignorait, dit Austerlitz. Sans doute avait-il été mal conseillé lorsqu’on avait accepté ses premiers travaux de recherches. Mais il était également vrai qu’encore aujourd’hui il continuait à obéir à une pulsion qu’il ne comprenait pas bien lui-même, liée d’une manière ou d’une autre à une fascination, qui s’était très tôt manifestée chez lui, pour tout ce qui était réseau, par exemple le système de fonctionnement des chemins de fer. » Le roman raconte  les échanges entre le narrateur et Austerlitz étalés sur plusieurs décennies, avec parfois des coupures assez longues, plus exactement comment le narrateur récolte le fruit des recherches inlassables du personnage qui ne sait pas d’où il vient. Comment il se forge un savoir immense qui n’appartient qu’à lui en étudiant un patrimoine qui appartient à tous. Comment il prend l’empreinte sur lui de cet « impératif d’ordonnance et la tendance au monumental à l’œuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires… ». Une question de justice, d’enfermement, de capital et de voyages, de déplacement avec, comme point nodal, la gare, les gares. Ce qui est fascinant tout au long de ces pages est l’impression que ces études donnent d’être à la fois très structurées, raisonnées, chevillées à un besoin vital et pourtant sans but bien défini, sans fin. C’est finalement une manière de vivre, de respirer, d’exister, de survivre. Comme s’il ne cherchait rien d’autre que la recherche elle-même. « Si j’avais pu dès cette époque réaliser que le temps pour lui avait des intermittences sans début ni fin et qu’en outre toute sa vie lui apparaissait parfois comme un point aveugle sans véritable durée, j’aurais sans doute mieux su cultiver mon attente. » C’est à la page 186 du roman qui en compte 400 que se produit la déchirure du voile. Par un concours de circonstances inattendues, Austerlitz pénètre la partie désaffectée d’une gare londonienne « tel un acteur, dit Austerlitz, qui sort des coulisses et, au moment où il se teint sur scène, s’aperçoit qu’il a complètement, irrémédiablement, oublié le texte appris par cœur et aussi le rôle déjà si souvent interprété. » Commence alors la description d’une poignante vision de passage, un voile se déchirant entre ce que l’individu a construit sans comprendre qu’il s’agissait, en quelque sorte, de la réplique savante de ce qu’il avait vécu, auparavant, dans la partie de sa vie dont le souvenir lui était inaccessible. Il s’agissait de la meilleure manière de comprendre ce qu’il avait subi. Voici un fragment de ce processus de passage : « L’instant d’un battement de paupières, j’aperçu des béances immenses, des enfilades de piliers et de colonnades qui se perdaient dans les lointains les plus reculés, des voûtes et des arcades de brique qui supportaient des empilements d’étages, des escaliers de pierre et de bois, des échelles de meunier qui attiraient le regard toujours plus haut, des passerelles et des ponts-levis qui enjambaient des abîmes insondables et sur lesquels se pressaient de minuscules personnages, des prisonniers, songeai-je, dit Austerlitz, cherchant à s’échapper de ces oubliettes, et plus je fixais les hauteurs, la tête douloureusement rejetée en arrière, plus il me semblait qu’autour de moi l’espace intérieur se dilatait, comme si, par un effet de réduction de la perspective des plus invraisemblables, il se multipliait à l’infini mais simultanément, chose réservée à ce genre de faux univers, se recourbait pour rentrer en soi-même. » Un long processus durant lequel il parcourt le chaînon manquant jusqu’ici de sa mémoire pour chuter sur cette prise de conscience : « J’avais en vérité le sentiment que la salle d’attente où je me tenais, frappé d’éblouissement, recelait toutes les heures de mon passé, mes angoisses, mes aspirations depuis toujours réprimées, étouffées, que sous mes pieds le motif en losanges noirs et blancs du dallage était un échiquier étalé sur toute la surface du temps, sur lequel ma vie jouait sa fin de partie. » À partir de là, le roman change d’orientation, Austerlitz cesse de se consacrer exclusivement à l’architecture publique capitaliste, mais entreprend de reconstruire son architecture intérieure d’enfant juif séparé de ses parents, déporté et accueilli par un couple religieux, froid et rude, hermétique. (PH) – Approche de W.G. Sebald -

    


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