Claude ROY : Complainte de la petite mort dans l’âme

Par Unpeudetao

La petite mort dans l’âme, à force de tourner elle s’était perdue.
Peut-être l’avez-vous rencontrée à l’Armée du Salut ou au coin de la rue ?

La petite mort dans l’âme si fatiguée, si sale et si grelottante,
le faux sommeil de trois heures du matin dans les salles d’attente.

Son tablier percé, ses mains gercées, ses lèvres crevassées,
ses souliers très usés, ses bras très reprisés, ses épaules très méprisées.

Maintenant je suis sûr de l’avoir déjà aperçue en mil neuf cent quarante,
au Mesnil les Trois Chemins, sous une pluie battante.

La petite mort dans l’âme ce jour-là était devenue folle.
On lui avait tué son mari, il était si gentil, un si bon homme, et il s’appelait Paul.

Elle était restée toute seule dans le village.
L’église ouverte en deux, les saints de Saint-Sulpice pleuraient leur plâtre peint sous l’orage.

Mais la petite mort dans l’âme a bien fini par reprendre la route.
Je l’ai revue dans les Ardennes, sa charrette arrêtée, elle cassait la croûte.

Elle avait emporté un matelas, un édredon, les douze casseroles de cuivre,
le panier à salade, l’horloge de grand’mère, la cage de l’oiseau, et le chien Pataud à pied pour la suivre.

La petite mort dans l’âme marchait tout le temps et ne disait rien :
il faudra bien que ça finisse, tout a une fin, il faudra bien.

La petite mort dans l’âme, on lui a fait voir du pays
Amsterdam, Varsovie, Coventry, Cologne, Oradour, Hiroshima, Paris.

Les voyages forment la jeunesse, et la petite mort dans l’âme,
à force d’aller partout et d’en voir de toutes les couleurs devint une vraie dame.

La petite mort dans l’âme en mil neuf cent quarante-trois
s’était mariée en Pologne au coin d’un bois l’hiver, il faisait très grand froid.

Elle avait épousé le nommé Juif Errant Isaac Laa-quedem,
mais il est mort en déportation : pauvre petite, et elle n’était pas au bout de ses peines.

(Elle n’a pas pu toucher sa pension : les papiers n’étaient pas en ordre.
Et la petite mort dans l’âme a dû chercher du travail, ah ! ce n’est pas commode).

Dans les ruines d’Aix-la-Chapelle que les Allemands nomment Aachen,
la petite mort dans l’âme m’a parlé en allemand : Ich nicht spricht deutsch, nicht fertig, alors à quoi bon ta rengaine ?

La petite mort dans l’âme a été voir sa grand’mère Mort Dans l’Âme pour lui porter, acheté au marché noir, un quart de beurre.
Mais sa grand’mère était morte de froid rue Garancière, et c’est bien du malheur.

(Elle habitait au huitième dans une chambre sous les toits.
Les employés des Pompes funèbres ont eu du mal avec leur caisse, l’escalier est étroit).

J’ai rencontré la petite mort dans l’âme, ses yeux bleus pleins de larmes, et comme elle était belle !
parmi ce qui reste d’une maison blitzée, dans une rue triste de Whitechapel.

Mais plus tard, c’était encore elle, je ne m’y suis pas trompé, qui disait cigarette, cigarette, à Oslo,
aux matelots anglais sur le port avec son odeur de goudron et d’eau.

Elle avait perdu son bébé quand elle avait treize ans, il était mort en couches,
à cause des privations, du temps des Allemands, avec qui il avait bien fallu qu’à la fin elle couche.

La petite mort dans l’âme a été putain à Naples et à Rome,
marchande de croissants au métro Réaumur, et de piles électriques entre Villiers et Rome.

On lui a tondu les cheveux en août 1944 et c’était une erreur,
elle n’aurait jamais cru qu’elle avait de quoi tant pleurer dans le coeur.

Elle est toujours ici, parmi nous, au noir de notre coeur,
Et quand tu te crois seul, d’Athènes, de Madrid, de France, de Chine ou d’Amérique,

de tous les coins de ce monde bête et triste,
voilà qu’elle est en toi, la petite mort dans l’âme, à l’improviste.

Claude ROY (1915-1997).

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