Olivier Cappaert voit la mort de Bunny Munro

Publié le 13 juin 2012 par Tudry

JE SUIS FOUTU…

Nick Cave - Mort de Bunny Munro – 333 pages. Flammarion. Traduit de l’anglais par Nicolas Richard. 

par Olivier Cappaert

Tout débute dans le meilleur des mondes. Une entrée en matière de ce « Mort de Bunny Munro » décapante. On est rapidement propulsé dans l’antre de la bête. La crasse immonde cajolée de l’intégralité du genre humain et reniée de millions. Les entrailles de l’addiction. Entre bière et branlette, défonce et banlieue prolo à l’anglaise, dérèglements et pathos des bulbes les plus tordus de Brighton, où Nick Cave délivre cent premières pages d’un portrait précis de la misère humaine. Il n’est nullement question de pauvreté matérielle, mais simplement de la fange de l’esprit. Le laisser-aller à l’exiguïté, au manque de rigueur qui terrasse et conduit l’homme au trépas. La sensation désagréable et corrompue d’être un piégé, un mort-vivant. C’est ce qui détone parmi l’ensemble des micros détails, résidant dans et hors du crâne cinglé de Bunny Munro. Un appendice qui donne le ton dès la pipe taillée par la pute de l’hôtel Greenville. Celle qu’il tringlera après un ultime coup de fil à sa femme dépressive sur le point de se pendre, mais lui s’en contrefout. Il opte pour la fellation au lieu de sa maison. Il est considérablement foutu. Une maxime en rotative dans son crâne de condamné à mort. Libby Munro qui crève dans leur baraque de Crayson Court. Ça part en couille sévère lors de ces préliminaires tragiques. C’est absolument dramatique, comme la serveuse du même hôtel qu’il enchaînera juste après la catin du blowjob sordide - légèrement avant d’enfin rentrer chez lui, et découvrir le cadavre de sa femme qui en a fini avec son existence pathétique. Celle-ci pendue et figée au milieu du néant de leur domicile en vrac. Une épouse moult fois cocufiée par les frasques d’un mari fanatique de cocaïne et de baise. Le langage est cru, dépouillé, grossier, vulgaire, meurtrier.

Libby Munro, qui gît au milieu de ce qui leur reste de chambre à coucher. Des chocopops et du linoléum misérable pour tout décor. Je plonge dans cette dialectique du chaos. Je réfléchis. C’est une enquête sur la démence. La boue confinée dans les artères de l’âme. Bunny Munro fuct up du crâne et du gland. L’hommage horizontal de Cave à ce globe dévasté, englué dans une vase, qui sans cesse l’obscurcit et l’entrave. Cependant, il est nécessaire de s’interroger. Ce bouquin est une lutte, une collision. Ça commence et se poursuit dans la douleur. Une souffrance insoutenable. On a envie d’abandonner. C’est également un récit drôle et touchant. Il faut en conséquence s’accrocher. C’en sera ainsi jusqu’au bout. L’ambulation et le souci du détail sont les points forts de Cave. Ce gars est un criminel de la caricature. C’est sa puissance. Cependant, c’eût pu être la perte du roman. Le désarroi d’une attente trop importante parmi cet immense bordel du sud de l’Angleterre, couché sur trois cent trente-trois pages de glaires et de piquouses, de Sky et de vagins, de lignes de C et de Lambert et Butler.

Le summum de la perdition ignorée de ce Bunny immoral, donc non coupable et détaché des syndromes lui exécutant le cerveau à la vitesse lumière. Il progresse lentement mais sûrement vers sa dépouille. Il familiarise avec elle sur le parking de ses vices, qu’il transcende inlassablement à chaque adjectif, dans une recherche infatigable de la divinité. D’ailleurs, il ne comprend nullement cette quête. Cette dernière le possède et lui s’en fout car il est foutu et il se déchire et il emmerde la vie et la mort. Il néglige l’impérialisme de sa cavité que lui ne trouve point. La lumière sur sa dégueulasserie qui veille à chacune de ses frasques. Il se fout de tout ! Il est foutu ! Bunny est juste un sacré connard. Il faut s’accrocher pour l’aimer, mais l’amour se bâtit petit à petit. Après les cent premières pages, on demeure dans l’expectative : va-t-on balancer ce bouquin dans le mur ou bien l’allumer et le transformer en torche vive ?

Il est vrai que jusque-là, on le feuillette avec difficulté. Non pas à cause de l’enfer des bas-fonds d’un homme complètement paumé, mais bien sous la responsabilité de la prose riche et frénétique qui use et convie le lecteur dans les encoignures sinueuses, brillantes, de l’imaginaire de Nick Cave et de son psychopathe de Munro. Toutefois, à force de trop dépeindre et caricaturer, reproduire et analyser, l’ennui frappe forcément. Il déforme le décodage de manière assez naturelle. On espère la suite et la suite ne vient pas. Alors, la pulsion de cramer l’ouvrage picote et harcèle. La volonté de flinguer cet étalon à deux balles d’une station balnéaire d’une Angleterre ouvrière décalquée, prend racine dans l’intellect de l’œil qui balise ce roman complètement extravagant. Or, n’est pas Bunny qui veut. Lui obéit systématiquement à ses pulsions. Il est un animal. Cette rage qui le dévore et le conduit sur la voie du grand n’importe quoi. Il est un pauvre type hautain possédant deux neurones max, que l’on détestera par-dessus tout. Bunny est l’homme à abattre. Il est l’ennemi public numéro 1 de cette production Flammarion. Il est celui que l’on veut couvrir de crachats. Il met en exergue cet espace opaque et sombre de nous-mêmes et illumine nos indignités les plus abjectes.

On le déteste, car il assume la totalité de sa diablerie envers et contre tout. On le hait, car il y va sans réfléchir et colorie chacune de ses entreprises psychopathologiques d’un « putain ! ». Le cri de guerre de Bunny Munro, avant chaque bataille luxuriante de son néant qui l’accueille, comme le diable fait vibrer son cerveau de taré afin d’y incorporer les plus absurdes folies. Le conflit de la défonce et de la baise à outrance, à vomir. La guerre du père, du mari indigne qu’il est, exsudant les relents de Scotch dont la sudation de débâcle, se répand sur son derme meurtri et souillé. Puis, à la seconde où l’on s’apprête à démolir le roman et l’enflammer tel un péché infâme, comme on ferait de même avec ce papa salopard, voilà que le miracle se produit. Il faut être précis. L’épiphénomène scénarisé et calculé de la narration de Cave. C’est là qu’il désire nous emmener : de l’ennui vers l’extase. Un peu comme son Bunny examinant tel un docteur pervers, jusqu’où le lecteur tiendra la route. Il nous teste, pour nous rallumer comme des candélabres éteints depuis des décennies. Ce prodige se constitue en plusieurs points subdivisés :

Une Fiat Punto jaune recouverte de fientes de mouettes. Bunny Munro Junior et son encyclopédie universelle, d’où il puise la science d’un monde ayant dénigré éclairer l’intellect de Munro père. Des cravates aux motifs ridicules de lapin, se fondant sur le patronyme dingo de ce commercial has been filant vers sa perte. Des potes de défonce tout aussi possédés. Le métier de représentant en produits de beauté. Un porte-à-porte grisant et maladif où il entraîne ce fiston patient vers la chute. La certitude de crever comme un rat depuis la première page. L’apparition récurrente du fantôme de son épouse vêtue d’une robe orangée, allant hanter tantôt le père et souvent le fils. Le fantasme séquentiel des vagins de Kylie Minogue et d’Avril Lavigne, reporté sur les courbes des maîtresses à sa merci. La sentence « putain ! » précédant à peu près chacune de ses interventions grandioses de salacité.

L’apothéose de cette inversion littéraire, se situe lors de la fuite de Bunny Munro et son Bunny Junior de fils pour la tournée des grands ducs, afin d’écumer un stock de crèmes merdiques. Un voyage vers la mort qui ne prendra fin qu’à l’épilogue du roman. L’ultime virée en Punto dans une Brighton acide et acre, sous l’apparat galvanisé de la lumière du monde, illuminant un père et son fils dans les liserés d’un décor qui crève. La beauté au milieu du mazout intérieur de l’être humain et la puissance de l’affliction incommensurable qui le ronge.

La spiritualité de Cave qui ressurgit au milieu de l’obscénité et la médiocrité. Les péchés désorganisés dans le crâne ravagé de ce cinglé en Fiat. Une bagnole explosée sous les bombardements cruels de la mouscaille des mouettes. Des oiseaux qui, selon Bunny Junior, arrosent la caisse de son père, car de là-haut, les palmipèdes aquatiques n’apprécient pas le jaune et visent volontairement le tas de ferraille défoncé de son con de paternel. Un géniteur déglingué qui se rue vers une déviance optimum. Bunny Munro, ayant peine à contenir son manche téléguidé d’images allégoriques dépravantes, comprimées au fond de ses méninges pathétiques. Malgré tout, il se raccroche à la vie de manière brutale, mais il est bien trop gangrené. Son encéphalique est une poubelle parquée au fond des conteneurs dégueulasses des KFC, McDonald’s, et autres fast-food qu’il fréquente en compagnie de son fils, dans l’unique but de se soulever les jeunes serveuses asservies de ces chaînes de restauration rapide. Son Bunny Junior de môme qui veille sur la sauvagerie sexuelle de son vieux ; dépravation intégrale fulminant au fond d’une cervelle totalement défoncée. Celle de son queutard de père. Un étron qui « apprend la vie » à son gosse au lieu de mettre ce petit bonhomme exténué à l’école.

Puis, il y a le regard de toutes ces demoiselles qui croisent le chemin de Bunny la trique, à la manière de carcasses de bagnoles, empilées dans le cimetière d’une casse perdue des environs de Brighton. Elles aussi sont des défuntes en sursis que l’on prend en pitié. Comme le souvenir de Libby Munro ayant achevé son existence nauséabonde. Le regard de ces femelles délaissées à la poursuite, - telle la fuite en avant désobligeante de Bunny -de l’amour infini, dans l’espoir secret de sceller leur âme à la divinité du rapport homme/femme sacralisé, cruellement délaissé de nos sociétés. Elles ne trouveront point le nirvana excepté Munro le fêlé. Le souverain des malades mentaux, de l’alcool et de la chatte.

C'est cela l'antonyme de tes ténèbres, cette lueur qui t'éclaire alors que tu crèves au fond de ton cataclysme. Tu comprends Bunny?

À présent, l’affection nous gagne, comme cette bétonneuse qui apparaît en boucle le long des pages de cette fiction, désormais inclinée vers la rédemption. La domination de l’insanité dans les qualificatifs et les arêtes des formules de ce « Mort de Bunny Munro ». L’abandon de son môme, le regard rivé sur son dictionnaire du savoir dont il a iconifié le contenu. Un opuscule de la sagesse qu’il parcourt avec précaution et émerveillement. L’échappatoire d’un gosse coincé à l’intérieur de la déliquescence d’une famille du sud de l’Angleterre. Celle de Bunny la clamse, Bunny le possédé, Bunny le fumier !

Bunny Junior feuillette les définitions de la vie afin de ne pas finir comme son vieux. Son vieux qui baise cliente après cliente, pendant que lui reste suspendu les yeux rivés sur les explications de Saturne et Jupiter, à l’intérieur d’une Punto décalquée mais fidèle. Ce Nick Cave est une monstruosité. La dégueulasserie qui se fait graduellement mettre à l’amende par la somptuosité d’un texte riche et étonnant. La perfidie réformée, dont l’éclat de la lumière irradiera les globes du lecteur décontenancé face à cette cuisine de souillure et de grâce.

« Mort de Bunny Munro » devise de chatte, de braquemart, de crasse et de lignes de cocaïne. De pisse, de médiocrité, de mensonge, d’immoralité et d’inhumanité. De suicide, d’alcoolisme, et du génocide total de ce que l’on appelât autrefois une famille. L’unique garant contre le foutoir de l’extérieur, néanmoins une caution ici décapitée. Bunny le bandit de la bite. L’époux diabolique infecté du virus de la fesse et égaré dans son propre nihilisme. Il est un chib assassin coincé à l’intérieur de millions de vagins. Le résultat : la pendaison. Le résultat : la déraison. Le résultat : l'abandon. Le résultat : le manque de courage d’un caractère sur le chemin funéraire de son macchabée. Un commercial cravaté et raté, dont les crèmes de soin ne sont que le prétexte irrationnel pour détrousser et violer une gent féminine en mal de tendresse, succombant sous les mensonges de ce timbré. Un Pauvre mec. La sacrée tête de mort de Bunny Munro.

Nick Cave compose ici un indigent bonhomme. Un fumier de la pire espèce. Une pourriture de père, « un mari en dessous de tout », dixit le beau-père de Bunny au bord de l’implosion, lors des funérailles de la femme de Bunny. Une scène incroyablement glauque où Munro délaissant l’assemblée, confirme de manière royale son statut de big loser en allant se masturber dans les chiottes mitoyennes à la petite chapelle. C’est le début de la fin pour lui. Il continue de le hurler avec certitude : « Putain, je suis foutu ! »

Alors qu'il est sur le point d’éjaculer face à la faillite d'être humain qu’il contemple dans le petit miroir des commodités collées au sacré, le prêtre poursuit son ode funéraire devant Bunny Junior figé face au cercueil de sa mère. Le fils qui attend sans broncher, que son crétin de père finisse de s’astiquer le manche et daigne revenir veiller la dépouille de sa femme. Afin que ce déchet de Bunny, réintègre éventuellement l’espace d’un enterrement, le semblant d’hominidé qu’il délaisse comme un spectre contaminé.

« Mort de Bunny Munro » enseigne une chose précise : que la littérature s’avère illimitée. Ce bouquin prend donc la mesure, une fois la détestation du bonhomme à son paroxysme, de créer cette anastrophe, d’y statufier une certaine douceur afin de se laisser aller à la découverte du côté scintillant de Bunny. Cette révélation inattendue se compose par le silence et le dévouement d’un fils, qui, tel un esclave attentif et attendri, se repose malgré tout sur ce modèle parental horrible. Alors, le gosse cheminera vers la découverte de cette petite lumière qui peut émaner au fond de tout sujet vicié. Comme les abysses dégoûtants de ce père névrosé et dément.

Ce que la littérature de Cave enseigne, c’est que nul n’est propriétaire de cette luminescence. C’est elle qui vient et pétrit quand elle en a paraphé le protocole. Nick Cave réussit son pari. Il nous fatigue avec un surplus de précisions à en gerber. Il nous propose dès le début du livre, la chaise électrique pour son Bunny Munro tragique. Il désire de notre part le rejet de ce roman salvateur. Comme par magie, il nous traîne ensuite parmi la tendresse de cet ahuri alcoolique, opérant à sa manière au sein d’un monde instable. Bunny Munro est juste un être humain qui se bastonne avec ses moyens, ses limites, ses faiblesses. Puis il y a ce môme, Bunny Boy, fidèle et inexplicablement ému par ce père démoniaque. Il y a Libby, l’absente et fantomatique silhouette qui veille sur les turpitudes de ce duo improbable. Une paire douteuse trimballée dans une Fiat Punto ocre et dégoûtante.

Ce livre n’est que la répétition du rachat. Ce livre est une synthèse expiatoire sous une configuration divergente. Ce livre est l’apogée de ce que la vie peut attribuer comme béatitude, et ce, même au-delà des profondeurs de la mort. La fin inévitable de Bunny Munro à l’intérieur de sa chorégraphie obscène avec le trépas. La mort de Bunny Munro comme le titre le clame. C’est empreint de tant de finesses et accompli d’une rédaction divinement extatique, qu’on en réclame pléthore. Ce livre, une fois la haine à son encontre digérée, laisse sourdre un cristallin émotionnel et suave sur le visage du lecteur désormais ému. Ce livre est magique, car il retourne le mental dans tous les sens mais le bénit de son analogie de la perte. C’est du déjà-vu, mais du déjà-vu grandiose, d’une richesse infinie et d’une drôlerie imparable. Je m’incline devant les kilomètres de saletés de Bunny Munro. On désire assassiner le bouquin et c’est le bouquin qui nous flingue. Il nous prend par la main et nous conduit sur la pente sinueuse de nos souillures. Putain ! Je suis foutu !