Le vilain petit mouton

Publié le 27 janvier 2008 par Dje

La génétique est un domaine passionnant, capable d'expliquer jusqu'aux phénomènes naturels les plus complexes par une logique scientifique implacable. Ca on le sait déjà depuis longtemps. Ce que l'on commence à découvrir en revanche, c'est qu'elle est aussi à l'origine d'évolutions inexpliquées et quelque peu étranges. Ainsi, des chercheurs viennent enfin de trouver la raison à un problème crucial, celui de la diminution du nombre de moutons noirs dans les troupeaux sauvages écossais. A la base plus nombreux que leurs congénères à la laine blanche, les moutons noirs sont en outre plus corpulents et donc plus adaptés à la sélection naturelle. Pourtant, le nombre de moutons noirs décline depuis plusieurs années à cause d'une véritable guerre des gênes, puisque les gênes porteurs de la caractéristique "fourrure claire" tendent à donner une meilleure santé générale à l'animal. Et on assiste en conséquence à une surreprésentation des moutons blancs par rapports aux moutons noirs. Evolution anthropomorphique troublante par les temps qui courent où il ne fait pas bon avoir le teint coloré.

L'information est bien sûr anecdotique, mais interpelle forcément par les nombreux parallèles que l'on peut lui trouver. La sélection naturelle serait donc raciste ? Après tout ça paraît logique pour une théorie de l'évolution qui a pour principe fondateur la prolifération des espèces par des critères d'adaptation au monde extérieur. En quelque sorte la version scientifique de la loi du plus fort. A l'échelle humaine on appelle ça eugénisme et c'est - heureusement - un crime contre l'humanité, mais la Nature l'appliquerait impunément... Pire que ça, l'apparence extérieure de l'animal serait dans cet exemple arbitrairement prise en compte pour appliquer une sélection naturelle, en sus de critères de survie. Voilà de quoi remettre en cause beaucoup de nos convictions éthico-scientifiques. Mais le sujet est bien trop sensible pour l'aborder sur la corde raide du troisième degré, car si l'on dérape gare à la chute ! Ne comptez donc pas sur moi pour m'aventurer sur ce genre de terrain glissant.

Cette histoire de mouton noir ne prend tout son sens qu'une fois mise en relation avec la célèbre formule du langage courant utilisée pour désigner un individu se démarquant au sein d'un groupe. Personnellement cette expression m'a toujours dérangé, pas nécessairement pour le caractère raciste quelle sous-entend - cette interprétation-là n'est qu'une déformation du sens basique - mais plutôt à cause de l'idée qu'elle véhicule : si on n'est pas intégré à un groupe, alors on en est exclu. Une vision manichéenne des choses soulignée par l'antagonisme blanc-noir que l'on peut retrouver dans de nombreux thèmes issus de la culture populaire, comme par exemple le vilain petit canard. Le fait que le caneton délaissé se transforme finalement en cygne majestueux ne m'empêchera pas de voir la morale de l'histoire : un individu différent est toujours considéré comme marginal. Que ceux qui ne sont pas d'accord avec cette interprétation m'expliquent l'utilité du mot "vilain" dans le titre. Qu'il soit noir ou vilain, celui qui marque sa différence, de façon volontaire ou non, passe inexorablement pour un intrus selon un jugement aussi péjoratif qu'unanime.

Faisons l'effort de remonter plus loin encore, jusqu'à l'origine de cette formule toute faite du "mouton noir" que nous employons sans en connaître la genèse. Pour cela petit tour sur le plus fidèle ami de l'homme en quête de savoir, l'un des plus beaux outils pour promouvoir massivement des généralités bon marché, j'ai nommé Wikipédia. Où l'on nous explique que l'expression vient de l'anomalie de quelques moutons à la fourrure noire dans certains troupeaux. Jusque là rien de bien folichon. La suite vaut par contre son pesant de cacahuètes : "Certains y voient un caractère raciste ou xénophobe mais l'expression vient du contraste entre les moutons blancs (normaux) et les moutons noirs (différents)". La belle affaire ! Pour ceux qui n'ont pas compris, ce n'est absolument pas raciste mais les blancs sont normaux et les noirs sont différents. Le raccourci est peut-être facile, mais c'est clairement ce que je lis entre les lignes dans cet article. De quoi rappeler aux plus naïfs qu'un site communautaire est nécessairement à manier avec une infinie précaution.

Le prolongement de la réflexion nous amène inévitablement à la dernière affiche de campagne du parti populiste suisse, qui a fait le tour des journaux du monde entier. On y voit des moutons blancs expulser à coups de pattes un mouton noir du territoire suisse, le tout rehaussé d'un slogan des plus évocateurs : "pour plus de sécurité". Difficile de faire plus explicite. Là encore, les dirigeants du parti se défendent de toute interprétation xénophobe, arguant qu'ils n'ont fait qu'exploiter le mythe du mouton noir. Auraient-ils fait un tour sur Wikipédia eux aussi pour vérifier la façon de penser de la bonne vieille sagesse populaire ? Démagogie quand tu nous tiens... S'il y a en tous cas une chose à laquelle cette affiche a servi, c'est bien à créer une polémique stérile qui a presque fait oublier derrière un écran de fumée que le ver de l'extrême-droite a durement progressé en Suisse, continuant de fait son pourrissement de la pomme européenne après avoir rongé tour à tour l'Autriche (Haider), les Pays-Bas (Fortuyn), l'Italie (Berlusconi) et la France (Le Pen) pour ne citer que les cas les plus marquants.

Entre hypocrisie et langue de bois, entre xénophobie assumée et racisme latent, le thème du mouton noir cache au final bien plus de choses qu'il n'y paraît. L'ambiguïté de son interprétation en fait en tous cas un sujet très à la mode en ces temps troublés, et je ne suis pas sûr que l'on doive s'en réjouir.


(C'est donc ça nos vies... 27.01.2008)