[note de lecture] "Et Leçons et coutures" de Jean-Pascal Dubost, par Pierre Drogi

Par Florence Trocmé

À propos de 
Et leçons et coutures / faites de bousigues assez visibles / par quoi on lira diverses façons / de rattachements et de raccordements / à des auteurs et à leurs livres / ou à des œuvres / à dessein / de constituer / une lectobiographie / généralement complexe, / sinon cryptée, / en partie centonifique, / à coup sûr inachevable, / voire improbable, / quand même gaillarde, / d’auteur // (livre de dettes) 
de Jean-Pascal Dubost
aux éditions Isabelle Sauvage, Plounéour-Ménez, 2012 
 
en deux lampées 
par Pierre Drogi
 
 
 
I D’abord en forme de lettre ouverte : 
 
Cher Jean-Pascal,  
reçu ce soir votre livre... Et comment répondre ? 
Ho ho !?  
Ha ha !?  
De quoi s'exclamer à pleine gueule.  
“ Livre-ha ”, oui, mais aussi “ livre-ho ” [voir définition de celui-là page 44 - “ livret A ” en prime], et très très bon, je crois, et plein de références à toutes sortes de choses et diablement-diantrement entretissées :  
ficelé,  
empaqueté,  
crypté et décrypté.  
On y nage, on y bosse-de-nage (Ha ha ! Ho ho !). C'est plaisant, ça fait des crocs en jambes dans toutes les directions.  
 
Qui ne croira cependant un instant, vous connaissant, effleuré par le doute, que le nom de l'éditeur, vraiment prédestiné (mais vous m’affirmez qu’elle existe et je veux bien vous croire) ne cache un pseudonyme : pour un comme vous qui ne jure que par Brocéliande, ami des loups et autres bêtes des bois, publier aux éditions Isabelle Sauvage ! Sauvage raffinement, dès le choix du format et de la couverture, d’une éditrice-typographe de goût - qui peut être fière aussi, s’enorgueillir en proportion - et que l’on remercie d’avoir su choisir votre livre. 
Voici vraiment, en effet, un maître-livre, un livre de haute graisse, une pierre qui dépassera la flaque aux livres, un pavé aussi, dans cette mare, sur quoi prendre appui - un livre-événement, et qui incite (c’est assez rare, n’est-ce pas ?) à relire et à écrire. 
 
On retrouve ensemble dans ce livre-viandier, en concentré, sublimés et mêlés Monstres morts ET Le Défait, et les fatrassiers, tout vous en somme : en un seul cryptodécryptolivre qui gigote transitivement la langue, l'époque, les références. Votre lecteur y retrouvera tout ce qu’il aime et regalvanisé et traversé, rebaratté par un courant d’énergie immense. 
L’enthousiasme, c’est étrange, parfois fait entrave à la voix et j’éprouve ainsi beaucoup de peine (de timidité) à mettre en mots - car tant de plans se chevauchent - la sorte d'admiration que j'éprouve pour ce travail, de pensée et de langue, de création et de commentaire, et la prouesse qui consiste à faire tenir ensemble, dans ce livre-ci, ce dont beaucoup d'autres livres contemporains ne parviennent à dire chacun séparément qu'une partie. 
Livre presque total dans ses pratiques et sa tentative, même si son titre en indique lucidement le caractère inachevable voire improbable… Au même titre que Vie et Opinions du Sieur Tristram Shandy pourrait être conçu comme un résumé de tous les livres… 
Art poétique et engagement y vont de pair dans un certaine inclinaison de la parole qui refuse tout à la fois les facilités de l’auto-fiction et de l’avant- comme de l’arrière-gardisme, le rattachement à telle ou telle école du vers ou de la pensée, à telle ou telle époque - même si certaines sont privilégiées. Celles tout particulièrement où la langue déambulait encore à l’état sauvage… 
Tout au plus des noms propres servent-ils de jalons, parfois plantés de biais, pour un parcours qui fait marcher de pair la lecture (nourrissante) et la vie (biographie) de celui qui écrit. Ici ça pense en marchant, ça galope et c’est plein de pattes (en tous genres, à qui placer à tout moment des crocs - en jambes, naturellement). 
Toute la littérature y est sollicitée au secours d’un seul qui serait à la fois “ vous ” et “ moi ”. “ L’auteur ” et “ le lecteur ”. Théorie du rapiéçage, rapetassage généralisé, de la couture comme leçon, de la bousigue transformée en principe actif d’écriture et de relecture, aveu de la littérature comme sans origine, course de relais, se nourrissant toujours d’elle-même, autophage, en somme ! C’est de cette conviction que vient l’élan du livre, exposée en forme dans une espèce de préface, nommée, à la Satie, “ Notes préambulaires ”. Les textes et les pratiques que nous avons de la littérature appartiendraient à l’ordre du passage : seraient nomades (comme nous) sur la terre. 
 
Votre livre est contagieux de surcroît, il emballe la pensée et la langue de qui vous lit (cela compense la timidité mentionnée plus haut !). Effet galvanique garanti : vous déchaînez votre lecteur. Vous lui ôtez ses chaînes et ses œillères, ses complexes aussi à l’égard de la lecture, de l’écriture, de la langue et des pratiques de la langue, de la singularité qu’il s’agit d’assumer d’un “ être au monde ” en proie de toutes parts, dès toujours, à la parole, à des paroles déjà mâchées ou remâchées et qu’il s’agit de transformer à nouveau en langue neuve, en parole (pépite) à nouveau dégagée de ses gangues, à nouveau adressée… 
Vous invitez votre lecteur à barboter dans de la littérature et dans la langue que cette dernière ne cesse de nous réinventer - car elle ne parle pas “ pour elle-seule ”. 
Enlever les chaînes est votre propos. Et parcourir ce qui est à parcourir à votre manière. 
Peut-on naître d’un livre ? Peut-on naître livre ? Vous ayant lu, on peut raisonnablement en envisager l’hypothèse… 
 
 
II … Portrait en allégorie de fantaisie et citations choisies, en guise de vignette et de mise en bouche 
 
À quoi ressemblerait l’auteur d’un tel livre ? 
On peut raisonnablement se le demander. 
 
Je le vois désormais, allons, forçons la note, sous la bannière d’un Droopy alchimiste beaucoup plus qu’en narratrice du Cornet acoustique de Leonora Carrington, celle qui se faisait bouillir à la marmite pour renaître (phénix) du ragoût de son propre corps [Leonora Carrington, Le Cornet acoustique, traduction d’Henri Parisot, éd. GF Flammarion, page 182]. Je le vois davantage à présent, dis-je, sous la bannière flegmatique d’un “ you know what, I am happy ” prononcé d’un ton sinistre, m’autorisant de la manière de procéder du livre (de ses bousigues, de ses coqs à l’âne et il y en a plentée !) - et m’en explique. 
L’idée d’un portrait de Jean-Pascal Dubost “ en auteur de ses livres ” me sollicite depuis longtemps, depuis la lecture du Défait (récit de défaçon de celui qu’on trouvera ci-dessous refait une nouvelle fois, en citation). 
Il me semblait, en effet, dès ce précédent livre que l’écriture recomposait celui qui écrivait, et l’arrachait à sa manière noire, à sa mélanc(h)olie, pour en extraire de la joie et du feu, un frisson jubilatoire. Le narrateur re-cuit s’y recomposait au prix d’un obstiné processus de désintégration… Le titre qui portait l’idée de ce portrait aurait précisément été “ Manière noire ”, en référence à la gravure et à l’alchimie. Il en a d’ailleurs été question dans une note de lecture. 
Or de la tête de Jupiter naît ici, bien vivante - du ragoût de tous les corps littéraires comme des anecdotes transposées ou évoquées de la vie de l’auteur - cette fois, une Minerve malicieuse, s’exclamant, page 60 : You know what, à la façon du personnage de dessins animés que je mentionne ! 
L’humour, mais un humour ramené à son étymologie, compris en rapport avec la théorie de la bile noire et du spleen - de la théorie des quatre humeurs, travaille le texte, comme un ferment, en profondeur. Alchimie, si alchimie il y a, alors : humorale autant qu’humoristique et distanciée. Active aussi bien du côté de la philologie, de la collection de mots rares, d’une nouvelle élaboration de la parole à partir de la langue en train de mourir et de se recomposer (à reconquérir, à refaire), que de la physiologie (de notre corporalité mortelle), ou encore du gag ravageur et des rebonds dignes d’un Tex Avery. 
Pris d’une part dans son sens organique, physiologique de liquide corporel soumis aux bonnes et aux mauvaises lunes, l’humour se hisse d’autre part au rang de pharmakon, proche du joyeux remède pantagruélique dispensé autrefois par Rabelais à ses ouailles. Ou se résout en sublimé spirituel de nos humeurs corporelles. Et cette “ sublimation ” n’est jamais seulement métaphore chez Jean-Pascal Dubost, mais travail “ en langue ” et dans la langue, dans ses humeurs mêmes et dans ses épaisseurs, dans ses jus où l’on patauge : rappel de la cuisine et du corps. 
Sous bien des aspects, le rapprochement avec Leonora Carrington n’était pas, en ce sens, si hasardeux ! 
Les “ vanités ” retransformées, revisitées de ce livre (Hélinand de Froidmont, Jean de Sponde et d’autres…), s’ajoutant à l’affirmation que la réécriture et que la citation fondent toute littérature, nous dégagent aussi d’une certaine vanité d’écrire - et de lire, à la manière dont nous le faisions, attentifs à de fausses nouveautés ou à du chic qui n’est pas l’important ni “ ce qui vaut ”. Elles nous font retrouver, dans le mouvement de déprise qu’elles impriment en qui les lit, le mouvement de la vie dans une langue bariolée, bricolée à nouveau, vivifiée à nouveau, charriant des débris qu’elle transmet à qui voudra aller plus loin… Vivante de dettes, mais à l’inverse de Panurge dans le Tiers Livre : de dettes reconnues, reconnaissantes, à qui, d’une certaine manière, nous devons vie. 
Démarche en cela optimiste dans son pessimisme. Elle nous rappelle au passage que nous écrivons, que nous lisons aussi pour nous dégager de notre rien (de ce qui nous fait “ rien ” par méprise, c’est-à-dire, croyons-nous, “ quelque chose ”, ce “ quelque chose ” dont Socrate déjà conseillait de se débarrasser). Elle nous rappelle que nous lisons aussi pour, fraternellement, depuis cette nouvelle nudité acquise, pouvoir adresser parole ou sourire, en toute gratuité, selon la formule d’Emil Botta, “ à notre prochain - inconnu ”.  
 
Reste à faire résonner aux oreilles du lecteur les entrailles du monstre littéraire telles que ce livre les visite. Je ne reproduis pas les notes et gloses dont le texte s’accompagne, laissant tout ce plaisir au (futur) lecteur et lui laissant aussi le soin de découvrir le ou les dispositifs, typographiques ou critiques, dont s’accompagne l’ouvrage… 
 
 
Page 75 : 
 
Michel Leiris Lire Et leçons et coutures faites de bousigues assez visibles par quoi on lira diverses façons de rattachements et de raccordements à des auteurs et à leurs livres ou à des œuvres à dessein de constituer une lectobiographie généralement complexe, sinon cryptée, en partie centonifique, à coup sûr inachevable, voire improbable, quand même gaillarde, d’auteur ainsi comme si chaque bloc voulait égaler en mystérieuse épaisseur le mot parfait, et comme un hommagier qui vous aura tout l’air d’une bidouille alambiquée provoquant un patricotage ténébreux de ce que les mots me disent quand ils ne parlent pas d’eux-mêmes de celui qui se refait le portrait ut pictura poesis, d’après nature, inexactement —  
 
 
Page 80 (en guise de bénédiction finale, en quoi le recenseur, comme on verra, fut compris par avance dans le texte qui suit) : 
 
Saint-Amant
Je répète à l’intention de ceux qui n’auraient pas suivi ou de ceux qui se seraient égarés dans les circonléaments de ces poèmes ou de ceux qui peinent à lire ou de ceux qui préfèrent l’immédiatement lisible ou de ceux qui se lassent ou de ceux qui feraient moue sceptique ou de ceux qui pigent rien ou de ceux que ça ne fait pas rire pas même sourire ou de ceux qui tomberaient sur cette page en ouvrant le livre ou de ceux que l’envie de le refermer, ce livre, tenterait ou de ceux qui voudraient en faire recension voire de le descendre en flèche et de le revendre au bouquiniste de la rue Saint-Michel à Paris, qu’au gré d’une fantaisie capricante cultivée par expérience et plaisir, pas des nioques d’automne ou des pochades pochardes mais immodérément des caprices crottés, des ménippées discrètes et de l’oille verbale (et verbeuse mettons), et complètement si ça passe par la main à la pâte, et tant pis que ça nuise gravement à la santé de mes spermatozoïdes, qu’ici donc ç’abuse et rabuse d’ingrédients divers et disparates et disparus, et que la chose, se faisant puis faite quoiqu’à refaire, reprose — 
 
 
[Pierre Drogi]