1917

Publié le 25 juin 2012 par Marc Lenot

Félix Vallotton, Verdun, 1917

C'est un défi, et peut-être même une gageure que d'écrire tout un livre sans la lettre e ou de consacrer une exposition aux oeuvres créées uniquement entre le 1er janvier et le 31 décembre d'une année donnée. Cette contrainte imposée peut être stimulante ou limitative, créative ou stérile. La difficulté, avec cette exposition au Centre Pompidou Metz (jusqu'au 24 septembre) est que le temps de l'histoire et le temps de l'art ne sont pas toujours en phase. 1917 fut une année prégnante de bien des évènements qui changèrent la face du monde, mais les oeuvres d'art qui en parlèrent (ou en résultèrent) furent conçues les années suivantes et donc n'ont pas leur place ici. En effet, à part la 1ère guerre mondiale (mais on ne distingue guère, dans l'imaginaire collectif, 1917 des autres années 14/18), qu'évoque d'ordinaire 1917 ? Trois évènements majeurs à mes yeux, qui firent que le monde ne fut plus jamais le même : la révolution bolchévique (vous ne verrez ici que quelques affiches et photos, rien de tout ce qu'elle engendra artistiquement dans les années suivantes jusqu'en 1923), la mondialisation de l'impérialisme américain avec l'entrée en guerre des USA (là aussi, seulement quelques affiches; un seul tableau, je crois, d'un peintre américain, Childe Hassam, et des photographies composites de Mole & Thomas), et la déclaration Balfour (rien du tout, sinon une photo de Jérusalem). Que les trois idéologies qui ont le plus perturbé le siècle, communisme, impérialisme et sionisme, aient trouvé en 1917 leur tremplin et soient devenues en quelque sorte opératoires cette année-là n'apparaît à aucun moment ici. Je comprends le parti-pris, exhaustif et un peu artificiel, de l'exposition, mais je dois gérer ce décalage entre mon imaginaire et la limitation de ce qui est montré à ces douze mois.

Christopher RW Nevinson, Paths of Glory, 1917

Mais parlons de la guerre, qui, elle, est omniprésente (du fait d'une fratrie paternelle très étendue dans le temps, il se trouve que deux de mes oncles furent des poilus et que tous deux survécurent; j'ai retrouvé ici ou là, avec émotion, des bribes de souvenirs familiaux). J'avais lu, avant d'y aller, l'excellent livre de Philippe Dagen, Le Silence des Peintres (hélas bien mal illustré) sur la difficulté, voire l'impossibilité des artistes à représenter la guerre, et (mieux que son essai dans le catalogue) il éclaire magistralement la plupart des oeuvres d'art présentées ici : certains artistes sont plutôt indifférents, tels Picasso, Lartigue ou Paul Klee, d'autres restent à distance prudente, comme ceux des 'missions artistiques aux armées', quelques-uns sont, de force, impliqués, en première ligne (et bon nombre en meurent, Franz Marc avant 1917 ou Apollinaire après), et ce sont évidemment là les expériences les plus dures. Les toiles se mêlent aux documents en tout genre, journaux, souvenirs, vêtements, pour faire une exposition à mi-chemin entre l'artistique et le documentaire, ce qui n'est pas plus mal. J'aurais aimé, dans cette exposition un développement plus construit sur la manière dont l'horreur ne parvient plus à s'exprimer par la peinture (et plus guère par le dessin), mais trouve dans la photographie, en particulier dans les magazines illustrés, (puis dans le cinéma) son médium de prédilection : beaucoup de photographies ici bien sûr, mais ce thème du remplacement d'un média par un autre ne m'a pas semblé suffisamment élaboré

John Nash, Over the Top, 1917

(alors que Dagen y consacre de nombreuses pages). Voici, parmi d'autres, quelques toiles. John Nash, qui sert dans le régiment Artists Rifles en première ligne, s'efforce dans Over the top de rendre l'angoisse du fantassin sortant de la tranchée, mais est-ce plus qu'un beau tableau sur fond de neige ? L'intensité dramatique de la composition n'est-elle pas éclipsée par n'importe quelle photographie du combat de tranchées ? Son compatriote Christopher Nevinson (plus haut) brise un tabou avec cette toile au titre cynique, Paths of Glory (et il n'est pas indifférent que le film de Kubrick sur les mutineries, longtemps censuré en France, ait le même titre) car il montre des cadavres de soldats anglais, image interdite, impossible et qui sera censurée : le seul mort montrable est le mort ennemi. Dans ce tableau, il semble que le fil de fer barbelé soit non pas peint, mais creusé dans la pâte avec un couteau ou le manche du pinceau (comme le portrait par Munch de sa soeur morte). Félix Vallotton, Suisse donc neutre, peint, sans être jamais allé à Verdun, cette composition géométrique d'un 'paysage qui vous tire dessus', loin du pittoresque et du réaliste, un des plus beaux tableaux de l'exposition, un tableau presque bruyant (tout en haut).

George Grosz, Explosion, 1917

Montrons encore, d'un peintre qui ne fut pas non plus en première ligne, mais qui trouva 'refuge' en hôpital psychiatrique, pourchassé par les démons de la guerre, cette Explosion de George Grosz, tableau de feu et de violence (peut-être y a-t-il eu plus d'horreur montrée du côté allemand). Quant à Fernand Léger, au front pendant plus de trois ans, et fustigeant dans ses lettres les planqués de l'arrière et les peintres affectés au camouflage, il ne parvient à peindre que des toiles mécaniques, robotisées, incapable de représenter l'horreur (rien de lui n'est montré ici, inexpliquablement, sinon trois petits dessins à l'encre).

arbre factice

Mais cette exposition ne se limite pas à la peinture, elle décrit d'autres formes, d'autres représentations; le camouflage est une activité artistique qui naît de la guerre, en droite ligne du vorticisme et du cubisme, permettant à de nombreux artistes de travailler à l'arrière. Voici un faux arbre de l'armée belge, vrai poste d'observation, et déjà une sculpture moderniste.

gueule cassée (moulage)

Et voici à droite un autre type de 'camouflage', difficile à regarder en face, un moulage de gueule cassée. L'exposition les aligne avec une morbidité jubilatoire, ne laissant rien échapper au catalogue des horreurs réparatrices.

Max Blondat, Dieu Pinard, 1917

Continuons avec de l'art populaire, vulgaire à souhait, cette statue emblématique du Dieu Pinard, en plâtre patiné, d'un certain Max Blondat.

John Lavery, Madonna of the Lakes, 1917

Et, après les autres opiums, la religion, pas moins vulgaire, avec cet hideux triptyque irlandais (Madonna of the Lakes) de John Lavery, artiste de guerre officiel pour qui la piété permet sans doute d'échapper à l'horreur...

Bon, soyons juste, il y a aussi Kandinsky, et Dada, et van Dongen, et Matisse, et De Stijl, et Giacometti, tout ce qu'il faut pour faire une belle exposition, mais l'année n'est alors plus qu'une date, et non plus un moteur, un élément de synthèse. Il y a même, comme le tonitrue la pub du métro parisien, 'le plus grand Picasso du monde' au bout d'une spirale.

1917, vue d'exposition

Mais la salle la plus impressionnante de l'exposition est celle où se font face la collection de douilles d'obus transformées en objets d'art par les poilus (que Jean-Jacques Lebel avait déjà montrée partiellement à la Maison Rouge) et la Fontaine de Duchamp et la Princesse X de Brancusi : transformer un urinoir en sculpture, est-ce si différent de transformer une douille en vase ou en violon, une baïonnette en faucille ? C'est à cet endroit, à cet instant, sous la charge d'acteurs si divers, que se défait un certain art, que s'en construit un autre, irrémédiablement.

Étrange catalogue, avec quelques essais inégaux, un dictionnaire d'artistes, d'objets et de faits, et un almanach de l'année. Le jour de la naissance de ma mère, 898ème jour de guerre, les mineurs de Liège (occupée par les Allemands) engagent une grève pour protester contre la réduction de la ration de pain.

Voir aussi Nénette et Rintintin (dont l'auteur, Antoine Poncet, exposait ces jours-ci des morceaux de sa chère Ligne Maginot au nouvel Espace CO2 à Paris).

Photos 1, 3, 4 & 6 courtoisie du Centre Pompidou Metz; photos 5, 7, 8 & 9 de l'auteur. George Grosz étant représenté par l'ADAGP, la photo de son oeuvre sera ôtée du blog à la fin de l'exposition.

Voyage à l'invitation du Centre Pompidou Metz et du Frac Lorraine.

P.S. acide, citant la micro-chroniqueuse épistolaire 'la logorrhée' :
"J'ai constaté, en mai au Centre Pompidou Metz, qu'un troupeau de journalistes en voyage de presse est aussi discipliné qu'un jardin d'enfants sous Ritaline (étrange, donc). À un moment, Laurent Le Bon a lancé : "Chers amis, ne regardez pas trop les oeuvres, vous reviendrez les voir après le déjeuner". Ils ont suivi la première consigne, pas la seconde."
Pas moi...