Par ailleurs, il est intéressant de voir comment la poète construit une forme fixe, persistante, valable sans doute pour ce seul livre, mais efficace. Chaque poème est un petit bloc de prose non ponctuée sauf la majuscule initiale et le point final. Chaque poème débute anaphoriquement par « Tenir » et se clôt par « debout. » Il y a quarante-huit textes montés de la sorte. Au bout de quatre ou cinq pages, le lecteur a saisi le dispositif et attend sa variation : tenir… les rênes, à l’œil, compte, le bon bout, en laisse, conseil… Mais, outre que cette déclinaison est souvent décalée, originale, (« Tenir sourire, Tenir pleine mer, Tenir la joie, Tenir du fleuve… »), le corps de la phrase est chahuté syntaxiquement. On connaît le début et la fin mais l’entre-deux est un remous de langue qui désoriente le lecteur sans toutefois lui faire perdre pied parce que le poème est bref et que les références sont claires. Ce jeu sur la tension stable/instable est poétiquement intéressant.
A côté de ce livre dans la célèbre collection verte chez Cheyne, il convient de saluer le travail d’Yves Perrine et ses petits livrets aux éditions La Porte. Depuis une dizaine d’années, il fait un travail remarquable par sa modestie, sa qualité et sa persévérance. Le livret que publie Albane Gellé est constitué de seize poèmes comme à la périphérie ou dans le sillage de Si je suis au monde, mais sans la reprise systématique du premier et du dernier mot dans chaque poème. Ceci dit, la proximité d’inspiration entre les deux livres est sensible dès le premier texte : « Bras de fer debout au poids du monde et aux menaces de la fatigue guirlandes éteintes derrière les champs de tournesol tenir jusqu’à la fin de l’automne. » De même, le second poème commence par « Tenir compagnie… », le troisième par « Debout penché… » L’écho est clair, un peu comme si le livret chez La Porte poursuivait une variation tout en se détachant du livre chez Cheyne.
La poésie d’Albane Gellé est aussi simple que travaillée ; elle mêle les émotions d’enfance aux questions d’adulte face à un monde aussi accueillant qu’hostile, face à une vie autant possiblement heureuse que traversée de détresse et de doute. Etonnante unité de ton, une sorte de mi-voix qui fait que des poèmes brefs, isolés comme des îles, donnent l’impression finale d’un continu de langue.
[Antoine Emaz]
Albane Gellé – Si je suis de ce monde
Cheyne éditeur, 62 pages, 16€
Albane Gellé – Pointe des pieds sur le balcon
Ed. La Porte ; par abonnement, 6 numéros, 18 €
Lire des extraits de Si je suis de ce monde dans "l'anthologie permanente" de Poezibao