Entre question raciale et question sociale : l’épreuve de vérité d’Obama

Publié le 21 mars 2008 par Lbouvet

Rien ne va plus pour Obama ! Alors qu’il était devenu en quelques mois à la fois le chouchou des médias américains (et bien au-delà d’ailleurs, il n’y a qu’à relire la presse française de ce début d’année pour constater que l’Obamania a traversé l’Atlantique) et le front-runner de la campagne démocrate contre Hillary Clinton, ces derniers jours ont vu son ciel politique s’assombrir. D’abord parce qu’Hillary Clinton a réussi un nouveau comeback dans la campagne à l’occasion des primaires de l’Ohio et du Texas qu’elle a remportées au début du mois ; ensuite parce qu’il est désormais soumis à des enquêtes et des questions de plus en plus poussées de la part de la presse américaine qui débouchent sur des révélations comme celles concernant les déclarations du pasteur Wright ; enfin parce que l’écart important qu’il avait creusé dans l’opinion par rapport à sa rivale s’est réduit à presque rien (son avance dans les sondages nationaux s’est réduit de 14 à 4 points en moins de deux semaines).


Ainsi Obama a-t-il dû finir par avouer que les relations qu’il a eues avec Tony Rezko, un promoteur immobilier louche de Chicago (dont le procès est en cours devant la justice fédérale), étaient bien plus étroites qu’annoncées, notamment en termes de contribution électorale : Obama a ainsi reconnu récemment la somme de 250 000 dollars au lieu de 150 000 auparavant. Mais le scandale le plus important auquel a été confronté Obama est venu d’une autre connaissance surgie de son passé, et pas n’importe laquelle cette fois, puisqu’il s’agit du révérend Jeremiah Wright, aujourd’hui à la retraite, qui a été son pasteur pendant plus de vingt ans à Chicago. C’est lui qui l’a en particulier « conduit » vers Dieu, l’a marié et a baptisé ses enfants. Il semble même que le titre du principal ouvrage d’Obama (The Audacity of Hope) soit tiré d’un sermon du pasteur Wright.

Or le révérend Wright a été pendant toute sa carrière un prêcheur particulièrement radical. Des vidéos circulant sur l’internet le montrent en train d’appeler ses ouailles à chanter « God damn America » par exemple au lieu de « God bless America » ou encore en train de parler des Etats-Unis que des « US of KKKA » en référence au Ku Klux Klan ; quand le pasteur n’accuse pas le gouvernement américain d’être responsable des attentats du 11 septembre ou d’avoir inventé le virus du sida pour décimer les Noirs… Bref, un radicalisme « noir » assumé et proclamé publiquement pendant des années. Or Barack Obama qui se présente depuis le début de la campagne comme un candidat « post-racial » a régulièrement assisté aux sermons enflammés du révérend Wright.

Pour éteindre l’incendie provoqué par les déclarations du pasteur Wright, Obama a choisi d’élever le débat et d’affronter clairement la question raciale dans un discours prononcé le 18 mars à Philadelphie, à deux pas du lieu historique où s’est tenue la Convention de 1787 qui a rédigé la Constitution américaine. Ce long discours passera certainement à la postérité comme l’un des grands discours politiques contemporains américains. A la fois pour les raisons rhétoriques habituelles, celles qui ont permis à Obama de s’imposer comme un très grand orateur, notamment grâce à des moments d’émotion tout à fait saisissants, mais encore, de manière nouvelle dans sa campagne, parce que le contenu du discours était cette fois bien plus important que les qualités formelles de celui-ci.

Dans son discours, Obama a non seulement réussi à déjouer les pièges de la racialisation de sa candidature tout en abordant de front, comme rarement dans la politique américaine, la question raciale avec sophistication, intelligence et courage de l’avis général (le dernier en date a avoir réalisé un tel exploit était, ironie de l’histoire, Bill Clinton, notamment pendant les primaires dans le Michigan en 1992 où il avait tenu exactement le même discours exigeant et courageux sur la question raciale successivement à un auditoire noir de Detroit et à une salle blanche en banlieue), et en la liant, ultimement, à la question sociale autour de laquelle il tente de réorienter désormais sa campagne, afin de donner enfin à celle-ci un véritable contenu après la phase de l’appel à l’espoir dans l’unité qui a été sa marque de fabrique depuis l’automne 2007. Démonstration en trois temps donc.

Premier temps : déjouer les pièges de la racialisation de sa campagne (un candidat noir pour les noirs ou pour donner bonne conscience aux blancs libéraux…) en reconnaissant qu’il y a bel et un bien un problème racial aux Etats-Unis et qu’il s’agit incontestablement d’un des thèmes de la campagne. La mémoire de l’esclavage et de la ségrégation comme les discriminations contemporaines : éducation, santé, emploi, violence… montrent que la question reste posée aujourd’hui – Obama cite même Faulkner à l’appui de son exposé : « Le passé n’est pas mort et enterré. En fait, il n’est même pas encore le passé ». Il explique ainsi que le moment où l’Amérique est la plus ségréguée entre Noirs et Blancs est celui de l’office le dimanche matin. Et qu’il ne faut donc pas s’étonner si le radicalisme des sermons du révérend Wright choque tant ils sont simplement entendus habituellement par ceux qui sont précisément les victimes de la couleur de leur peau.

Deuxième temps : comprendre la question raciale dans sa complexité plutôt qu’en véhiculant des clichés. Il est impossible aux yeux d’Obama de réduire la question raciale américaine aux déclarations incendiaires du révérend Wright par exemple qu’il condamne. Mais s’il n’excuse pas celui-ci, il affirme pourtant qu’il le considère comme un membre de sa famille au même titre que sa grand-mère blanche qui exprimait sa crainte vis-à-vis des Noirs et tenait à l’occasion de propos racistes. Bref, qu’il faut à la fois comprendre les effets de génération notamment – ainsi celle qui s’est battue pour les droits civiques avait-elle toutes les raisons d’être radicale – et la nécessité d’un discours moins caricatural aujourd’hui. La société n’est pas statique et la possibilité même qu’il y ait un candidat noir aussi bien placé est le signe des progrès réalisés à ses yeux. Mais il faut aller plus loin encore, et seule la mobilisation de tous les Américains, y compris les Noirs qu’Obama appelle à ne pas passer pour des victimes et à prendre leurs responsabilités (« Pour la communauté africaine-américaine, ce chemin signifie qu’il lui faudra prendre à son compte le fardeau de notre passé dans devenir des victimes de notre passé »), permettra de dépasser les circonstances qui peuvent encore permettre à certains de tenir, légitimement, des discours comme ceux du pasteur Wright.

Troisième temps : la question raciale ne pourra être résolue (ou du moins améliorée) qu’à la condition de traiter la question sociale dans son ensemble, celle qui touche tout le monde, toutes races confondues. Pour réussir à franchir une nouvelle étape historique de l’histoire raciale américaine, Obama insiste sur le fait qu’il faut aussi reconnaître à leur juste valeur les difficultés des (petits) Blancs – cette white working-class qui lui a fait défaut jusqu’ici dans les primaires contre sa concurrente Hillary Clinton. « La plupart des Blancs américains des classes populaires et moyennes n’ont pas le sentiment d’avoir été particulièrement privilégiés du fait de leur race », ils ont bien des raisons, économiques et sociales, d’être en colère eux aussi, d’autant plus, ajoute Obama, lorsqu’on « les oblige à faire transporter leurs enfants dans une école à l’autre bout de la ville (busing), quand ils entendent qu’un Africain-Américain a été privilégié dans l’obtention d’un bon travail ou dans l’accès à une bonne université (affirmative action) en raison d’injustices qu’ils n’ont jamais commises ». Ce sont ces craintes des petits Blancs et leur ressentiment qui ont permis aux Républicains conservateurs (depuis la fameuse Reagan Coalition au sein de laquelle des électeurs démocrates traditionnels issus des classes populaires ont rejoint le parti des grands intérêts économiques…) de s’imposer comme la force politique dominante aux Etats-Unis. Or ce sont précisément les intérêts économiques défendus par les Républicains qui ont conduit à la situation dégradée des classes populaires et moyennes, financièrement, moralement et racialement. Il faut donc en finir avec les explications à la fois faciles et fausses des malheurs des uns et des autres. Obama propose un « autre chemin » que celui qui a conduit à faire de la politique le lieu « de la division, du conflit et du cynisme » : « à l’occasion de cette élection, nous pouvons nous présenter ensemble et dire, ‘pas cette fois’ ». Et de décliner le thème de « cette fois nous voulons parler… » des écoles, des urgences dans les hôpitaux, des usines, des morts pour le pays… qui concernent tous les Américains, quelle que soit leur couleur.

Reste, en conclusion, à soulever la question de la portée d’un tel discours. Au-delà de sa grande qualité rhétorique et de l’émotion qu’il suscite lorsqu’on l’écoute, ce discours est aussi profondément politique. Obama doit en effet impérativement, à un moment où sa campagne marque le pas, faire un dernier effort pour convaincre les électeurs blancs des classes populaires qui ont plutôt soutenu jusqu’ici sa rivale. Tout particulièrement dans les grands états industriels, dont la Pennsylvanie est un bon exemple. Or cet état, pourvoyeur d’un grand nombre de délégués à la convention démocrate, votera le 22 avril prochain – ce sera le dernier « grand état » à désigner ses délégués avant la convention. Et si Obama sait, tout autant que Clinton, que ni l’un ni l’autre ne peut plus l’emporter en nombre de délégués élus lors de ces primaires, il sait aussi qu’une bonne performance dans cet état réputé favorable à son adversaire pourrait faire pencher définitivement les super-délégués, ces quelques 800 grands élus qui feront finalement l’élection, en sa faveur – ceux-ci étant plutôt enclins à suivre le vote des électeurs des primaires. Il démontrerait ainsi qu’un grand discours visionnaire sur cette pièce brûlante et manquante du puzzle identitaire américain qu’est la question noire peut aussi avoir des conséquences politiques tout à fait favorables à court terme.