Les théoriciens de la lâcheté

Publié le 05 juillet 2012 par Copeau @Contrepoints

J'ai lu à plusieurs reprises sous la plume de libertariens qu'ils assimilaient la conscription à de l'esclavage. C'est par exemple le discours de Ron Paul. Mais je soupçonne un certain nombre de libertariens d'être en fait des théoriciens de la lâcheté. Car la conscription est hélas nécessaire dans toute démocratie libérale. Démonstration.
Par Fabrice Descamps.

En 1914, le philosophe Alain fit tout ce que sa notoriété lui permettait de faire pour empêcher le déclenchement d'une Première Guerre mondiale qui lui semblait absurde et lourde de conséquences funestes. Il avait vu juste. Mais quand les hostilités commencèrent, il s'engagea dans l'artillerie alors qu'en tant qu'enseignant, rien à l'époque ne l'obligeait à le faire. Il y mena une guerre héroïque, fut blessé et refusa, en signe de protestation contre une guerre qu'il condamnait, tous les grades d'officier que lui proposait sa hiérarchie.

L'attitude d'Alain fut en tout point semblable à celle de Socrate, en quoi il prouva qu'il était un vrai philosophe. Socrate, après sa condamnation à mort, fut en effet exhorté par ses amis à s'échapper de la prison où il était retenu. L'évasion aurait été facile. Mais Socrate refusa et préféra la mort car une telle évasion aurait été la négation même de tout son enseignement quant aux devoirs de l'homme et du citoyen. Socrate et Alain prêchèrent la vraie philosophie par la parole comme par l'action. Car la parole sans l'action n'est que du vent.

J'ai lu à plusieurs reprises sous la plume de libertariens qu'ils assimilaient la conscription à de l'esclavage. C'est par exemple le discours de Ron Paul. Je ne doute pas un instant que Ron Paul, qui est un patriote, s'engagerait dans les armées de son pays pour le défendre, même s'il condamne la conscription. Le problème, c'est que tout le monde n'est pas aussi courageux que Ron Paul et je soupçonne un certain nombre de libertariens d'être en fait des théoriciens de la lâcheté. La lâcheté est pardonnable, comme toute faiblesse humaine, mais la lâcheté théoricienne est la veulerie même.

Cela étant dit, je vais maintenant montrer que la conscription est hélas nécessaire dans toute démocratie libérale.

Mes lecteurs connaissent bien maintenant ma présentation tripartite de la raison telle qu'elle nous apparaît à travers la rationalité pratique, scientifique et morale.

Celui qui adhère totalement à la rationalité morale, tel Ron Paul, n'hésitera pas un instant à sacrifier sa vie si nécessaire pour sauver son pays s'il le mérite. Je dis bien s'il le mérite. Il est en effet certains cas où notre pays, menacé par exemple par un putsch militaire ou par une puissance étrangère totalitaire, a besoin de nous pour sauver son régime démocratique. Or si notre pays est lui-même une infâme dictature, nul citoyen rationnel n'aura envie de risquer sa peau pour le sauver. Déserter les armées d'un pays démocratique est une trahison, déserter les armées d'une immonde dictature (telle la Syrie de M. El-Assad) est la seule solution rationnelle.

Le problème, c'est que dans un pays comme la France, tout le monde n'adhère pas forcément à la rationalité morale. Je pense même de façon réaliste que le nombre de mes concitoyens qui sont moralement rationnels doit être très faible : il suffit de constater leur comportement au volant.

Admettons que je sois moi-même le dirigeant, moralement rationnel, du pays et que ce dernier soit menacé par une dictature totalitaire voisine, par exemple l'Allemagne de Hitler. Je sais pertinemment qu'une large majorité de mes concitoyens n'est pas moralement rationnelle : ils en sont restés au stade de la rationalité pratique, c'est-à-dire qu'ils vivent en société parce qu'ils y ont mutuellement intérêt. En les appelant sous les drapeaux, je leur demande d'éventuellement sacrifier leur vie pour leur patrie. Or ce sont majoritairement des égoïstes rationnels. Dans ce cas, leur société leur demande d'accomplir un acte, s'engager dans l'armée, qui n'est plus mutuellement avantageux puisqu'il demandera à certains d'entre eux de mourir pour défendre les intérêts des autres. La société n'est plus alors qu'asymétriquement avantageuse. De leur point de vue, on rompt unilatéralement le contrat social. Si je suis égoïstement rationnel, au sens de la rationalité pratique, quelle est alors la seule attitude égoïstement rationnelle que je doive adopter ? La fuite, je dois fuir dans un pays tiers où je pourrai à nouveau jouir des avantages mutuels de la vie en société.

Donc, si je suis un dirigeant rationnellement moral et sais parfaitement tout ce qui vient d'être dit, je n'ai plus qu'une solution moralement rationnelle : la conscription.

Être patriote dans un pays totalitaire, c'est être un nationaliste de la pire espèce. Mais être patriote dans une démocratie libérale, c'est être moralement rationnel. Car un pays despotique, comme la Syrie ou la Corée du Nord, ne mérite pas que l'on meure pour lui ; une démocratie libérale, comme la France ou les États-Unis [1], si. La liberté mérite que l'on meure pour la sauver. Je plains ceux qui sont trop lâches ou trop égoïstes pour le comprendre [2]. Il y a deux sortes de libéraux, ceux qui sont prêts à mourir pour leurs idées et ceux dont les idées justifient la petitesse.

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Sur le web.

Notes :

  1. Chaque fois que je vais aux États-Unis, je suis frappé par la ferveur de leur patriotisme et plus encore par celle de gens qui hier encore habitaient à l'autre bout du monde. Or cette ferveur-là s'explique aisément si l'on suit mon raisonnement. Les immigrés qui la manifestent sont conscients d'avoir enfin trouvé sur terre un pays qui mérite une telle ferveur. Dommage que beaucoup de nos immigrés à nous ne semblent pas l'avoir compris. Pourtant la France le mérite aussi.
  2. C'est pourquoi je pense aujourd'hui que l'abandon du service militaire fut une erreur. Car il est nécessaire d'apprendre à nos concitoyens à manier les armes et à se défendre. Ce pourrait être vital si notre pays était un jour menacé, de l'intérieur comme de l'extérieur. Les Suisses, qui sont souvent plus sages que nous, l'ont bien compris.