Échos d'un empire. Friedrich der Grosse par l'Akademie für Alte Musik Berlin

Publié le 05 juillet 2012 par Jeanchristophepucek

Nicolas Lancret (Paris, 1690-1743),
Danse près d’une fontaine
, c.1722

Huile sur toile, 79 x 110 cm, Potsdam, château de Sans-souci

Parmi les anniversaires de 2012, le tricentenaire de la naissance du roi de Prusse Frédéric II, dit le Grand (1712-1786), a suscité un peu plus d’intérêt que je l’aurais supposé. Quelques semaines après la parution d’un double disque, agréablement troussé mais stylistiquement discutable (et affublé de photos assez grotesques) quoi qu’en dise la campagne de publicité outrancière dont il a fait l’objet, signé par Emmanuel Pahud (EMI), Harmonia Mundi a publié à son tour une anthologie consacrée par l’Akademie für Alte Musik Berlin à des compositeurs dont le point commun est d’avoir travaillé au service du souverain.

Frédéric le Grand est un personnage aux multiples facettes et l’image du monarque éclairé que nous transmet une certaine historiographie facilement simplificatrice ne doit pas faire oublier les côtés plus sombres du personnage. Certes, il fut l’ami des philosophes – la relation qu’il entretint avec Voltaire, qui trouva refuge en son château de Sans-Souci, est demeurée célèbre – et son action en faveur des arts et en particulier de la musique, qu’il pratiquait lui-même, ayant étudié la flûte avec Johann Joachim Quantz (1697-1773), virtuose de l’instrument mais également facteur et théoricien qu’il finira par convaincre de quitter la brillante cour de Dresde pour venir rejoindre la sienne à Potsdam, et la composition auprès de Carl Heinrich Graun (c.1703/4-1759), dont il fit son maître de chapelle dès 1740, est incontestable et mérite d’être saluée, mais il fut aussi un roi guerrier, qui sacrifia sans état d’âme des milliers de soldats pour assurer son expansion territoriale, et sourcilleux sur le point de son image et de son autorité, ce que Voltaire apprit à ses dépens lorsqu’il s’aventura à les titiller trop avant, comme son mois d’emprisonnement à Francfort à la suite de son départ de Sans-souci lui fit découvrir que le souverain pouvait à l’occasion pratiquer un arbitraire peu digne de qui se revendiquait des Lumières. On doit à Frédéric II d’avoir su rassembler autour de lui quelques-uns des meilleurs musiciens de son temps ; outre Quantz et Carl Heinrich Graun, on peut citer le frère de ce dernier, Johann Gottlieb (c.1702/3-1771), mais aussi Franz Benda (1709-1786) et Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), et d’autres noms aujourd’hui moins connus comme ceux de Johann Gottlieb Janitsch (1708-c.1763), Christoph Schaffrath (1709-1763) ou Christoph Nichelmann (1717-1762). Tous ne firent pas l’intégralité de leur carrière à la cour – Nichelmann la quitta en 1756 pour poursuivre une carrière indépendante à Berlin, CPE Bach, après deux tentatives infructueuses d’émancipation, finit par rejoindre Hambourg en 1768 –, mais tous participèrent, à un moment où à un autre, au bouillonnement créatif qui régnait à Berlin, en faisant un des creusets de la transition entre Baroque finissant et préclassicisme, voire préromantisme.

L’anthologie dont il est question aujourd’hui permet, entre autres qualités, de se rendre pleinement compte de l’avancée de cette mutation vers le milieu du XVIIIe siècle et d’entendre un de ses aboutissements avec la Symphonie en ré majeur de CPE Bach qui clôt le programme dont elle se situe en marge, car l’œuvre a été composée en 1775-76 à et pour Hambourg ; il est certain que Frédéric II ne goûtait guère le style musical aventureux du deuxième fils du Cantor de Leipzig et il y a fort à parier que si ce dernier était demeuré à sa cour, cette symphonie où règnent en maîtres des contrastes tranchés et un sens de la surprise qui annonce Haydn (en particulier dans les ruptures de ton du Presto final) n’aurait probablement pas vu le jour. Malgré sa tonalité d’ut mineur – notons d’ailleurs le choix intelligent fait par l’Akademie für Alte Musik Berlin de ne proposer, à l’exception de la Symphonie de CPE Bach, que des pièces écrites dans ce mode, ce qui dément la réputation de superficialité trop souvent attachée à la musique composée pour Potsdam –, la Sonate pour flûte et basse de Frédéric II montre à quel point il était peu enclin aux élans de l’Empfindsamer Stil, lui préférant la suavité et la fluidité d’un style galant tout imprégné de vocalité. Ce relatif conservatisme se retrouve également dans l’Ouverture et Allegro en ré mineur de Johann Gottlieb Graun, encore très ancré dans l’esthétique baroque avec son premier mouvement qui voit succéder une fugue aux solennels rythmes pointés à la française, alors qu’il est nettement plus atténué dans son Concerto pour viole de gambe en la mineur (déjà enregistré par Vittorio Ghielmi pour Astrée en 1997) sous l’effet de la tension et des nombreux changements d’éclairage propres à l’Empfindsamkeit. Avec le Concerto pour clavecin en ut mineur de Nichelmann, un pas de plus est franchi vers la modernité, et tant les emportements du premier mouvement que la virtuosité du dernier et surtout les effusions de l’Adagio sempre piano central, aux inflexions et aux couleurs parfois mozartiennes, regardent vers un classicisme assez nettement teinté de lueurs préromantiques.

L’Akademie für Alte Musik Berlin (photographie ci-dessous) fait merveille dans un répertoire qu’elle maîtrise comme peu d’autres orchestres. L’évidence qui se dégage de l’écoute de cet enregistrement ferait presque oublier à quel point cette sensation découle d’une mise en place où rien n’est laissé au hasard et d’un talent véritable permettant de rendre passionnantes des pièces qui, sous d’autres doigts, sembleraient probablement nettement plus banales. Il faut ainsi saluer le travail de Christoph Huntgeburth à la flûte et de Raphael Alpermann au pianoforte, lesquels parviennent, sans céder un instant à la facilité ou à la mièvrerie, à faire de la Sonate en ut mineur de Frédéric II un moment délicieux de dialogue chambriste. Les pièces orchestrales sont également de parfaites réussites, grâce au sens de la caractérisation et à l’implication des solistes comme de l’ensemble. L’Ouverture et Allegro de Johann Gottlieb Graun remplit parfaitement son rôle de pièce d’apparat, rendu néanmoins sans aucune pesanteur, quand son Concerto pour viole de gambe est servi avec beaucoup de passion par Jan Freiheit, excellent soliste auquel ne manque parfois qu’un rien de tendresse. Celle-ci ne fait pas défaut à Raphael Alpermann qui offre une lecture époustouflante du Concerto pour clavecin de Nichelmann, fort judicieusement confié au pianoforte et qui constitue, à mon avis, la révélation de cette anthologie. Aussi à l’aise dans l’emportement que dans le murmure, le claviériste s’emploie à faire saillir l’originalité de cette partition dont il explore les humeurs contrastées avec un bonheur constant et une indéniable sensibilité, nimbant son Adagio sempre piano d’une poésie extrêmement émouvante. L’orchestre n’appelle que des éloges et fait assaut d’autant de science que de flamme pour servir ces musiques. Son interprétation de la Symphonie en ré majeur de CPE Bach, pleine de saveur et d’esprit, rappelle qu’il est actuellement un des tout meilleurs serviteurs d’un compositeur auquel il a déjà consacré deux disques remarquables (Harmonia Mundi, 1997 et 2001) que l’on espère voir suivis d’autres à l’occasion du tricentenaire de 2014, mais, plus globalement, c’est l’intégralité de la prestation de l’Akademie für Alte Musik Berlin qui constitue une leçon d’enthousiasme, de précision et d’intelligence mise au service d’un répertoire où de belles découvertes sont encore à effectuer.

À tous ceux qui souhaiteraient se replonger dans l’atmosphère de la cour de Berlin sous le règne de Frédéric II et, plus largement, à tous les curieux désireux de découvrir des œuvres assez peu fréquentées mais de grand intérêt servies par des musiciens de tout premier plan, je conseille sans hésitation ce Friedrich der Grosse, vivant portrait d’une époque partagée entre survivances du proche passé baroque et expérimentations de styles nouveaux. On espère qu’Harmonia Mundi incitera l’Akademie für Alte Musik Berlin à poursuivre son exploration de ces musiques souvent passionnantes et toujours séduisantes.

Friedrich der Grosse (1712-2012), musiques pour la cour de Berlin : Johann Gottlieb Graun (c.1702/3-1771), Ouverture et Allegro en ré mineur GraunWV A :XI :2, Concerto pour viole de gambe en la mineur GraunWV A :XIII :14*, Frédéric le Grand (1712-1786), Sonate pour flûte et basse continue en ut mineur (« pour Postdam, n°190 »)+, Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Symphonie en ré majeur Wq 183/1-H. 663, Christoph Nichelmann (1717-1762), Concerto pour clavecin en ut mineur°

*Jan Freiheit, viole de gambe (copie d’après Joachim Tielke)
+
Christoph Huntgeburth, flûte
+
°Raphael Alpermann, pianoforte (copie d’après Mathaeus Heilmann, c.1785)

Akademie für Alte Musik Berlin

1 CD [durée totale : 73’58”] Harmonia Mundi HMC 902132. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Frédéric II, Sonate pour flûte traversière et basse continue :
[II.] Andante e cantabile

2. Christoph Nichelmann, Concerto pour clavecin en ut mineur :
[II.] Adagio sempre piano

3. Carl Philipp Emanuel Bach, Symphonie en ré majeur :
[III.] Presto

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Friedrich der Grosse (Frédéric le Grand) : Music for the Berlin Court (Musique pour la cour de Berlin) | Compositeurs Divers par Akademie für Alte Musik Berlin

Illustrations complémentaires :

Johann Georg Ziesenis le Jeune (Copenhague, 1716-Hanovre, 1776), Portrait de Frédéric II, 1763. Huile sur toile, 62 x 51 cm, collection privée

Antoine Watteau (Valenciennes, 1684-Nogent-sur-Marne, 1721), Assemblée dans un parc, c.1717-20. Huile sur toile, 111 x 163, Berlin, Staatliche Museen (en provenance du château de Sans-souci)

La photographie de l’Akademie für Alte Musik Berlin est de Kristof Fischer. Je remercie Uwe Schneider de m’avoir autorisé à l’utiliser.

Suggestion d’écoute complémentaire :

Ce disque très réussi de l’ensemble Il Gardellino, dirigé par le fabuleux hautboïste Marcel Ponseele, permet d’explorer le volet chambriste de la production berlinoise au temps de Frédéric II au travers d’œuvres signées Johann Gottlieb Graun, Christoph Schaffrath et Johann Gottlieb Janitsch, dont le Quatuor avec hautbois sur « O Haupt voll Blut und Wunden » est une merveille.

Concert Life in 18th century Berlin

Il Gardellino
Marcel Ponseele, hautbois & direction

1 CD Accent ACC 20143. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage du disque en être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :