1888

Par Eric Mccomber

1888 !… Eastman présente les premiers appareils photo à celluloïd, Starkley lance la forme quasi-définitive de la bicyclette, Dunlop invente le pneumatique, Clément Ader parachève Éole, le premier avion de l'histoire (mais non, pas les frères Wright, nunuuuche !), ce qui donne naissance à la fabuleuse épopée des faucheurs de marguerites… Cette année-là, à Paris, on prépare l'Exposition Universelle, dont une des attractions majeures allait devenir une certaine tour d'acier construite par Gustave Eiffel
En Grande Champagne, Pierre Frapin élaborait un cognac qui allait remporter la médaille d'or de l'Exposition. Certaines fines distillées en ces années-là sont toujours entreposées précieusement dans les caves de Cognac, 120 ans plus tard. Le cépage mythique de la Folle Blanche a entièrement péri, emporté par le sinistre phylloxéra. Ces saveurs uniques, irrémédiablement disparues, dont on ne conserve que quelques gouttes remontant aux vendanges de 1870, font partie des voix qui s'alignent dans le chœur d'un des cinq plus grands cognacs qui se puissent boire, le Frapin 1888. 
Il a fallu épousseter le flacon. Toutes les manipulations sont évidemment minutieuses, pleines d'un respect tendu et rituel. Les verres alignés… On fait de la place sur le zinc. Si la coupe devait se fracasser par terre, beaucoup se jetteraient pour lécher les tuiles ! Dont moi !
On me remet la chose entre les mains. Un liquide chatoie au fond du récipient. La banalité prosaïque de ce simple geste de tenir un verre duquel on s'apprête à boire est transcendée par la magnificence de la robe… or et bronze, obsidienne, gemme, âme de la terre, façonnée par le génie du soleil et de la pluie. 
Le bouquet est étonnant par son activité. Des brises violentes y charrient leurs parfums, c'est comme mettre le nez dans une très ancienne tempête, saisie au vol pour la postérité. Comme une caméra sur Vénus, un microphone sur Saturne. C'en est presque hostile, tant ça vit. Je dépose le verre, ému. Trois ou quatre fois, je le hume, encore, et j'y plonge le regard, bouleversé. Vers le centre du spectre des parfums se dandine une sorte d'évocation d'orangeraie dont les fruits très mûrs auraient commencé à choir dans l'herbe et la terre humide. Je n'ai, évidemment, jamais flairé pareil assemblage. Avant que ça ne se représente, les années risquent de s'accumuler. Combien de fois dans sa vie un roturier a-t-il la chance de tremper ses lèvres dans pareil élixir… Je porte la vitre à mes lèvres. 
Dans la bouche… C'est vaste. Tout en même temps, ça va trop vite. Il y a l'avalanche de chaleur, oui, unique dans sa forme, parce qu'elle ne darde que le bout de la langue, très précise et aiguisée… pique les gencives du devant, puis roule à tombeau ouvert le long du gosier pour bouter le feu à toutes les dépendances du sternum… Pas une grange, pas une écurie, pas une masure de la poitrine qui ne s'embrase de suite !… Le palais, la langue, toutes les chairs de la bouche bondissent alors de leur couche et se dandinent en chemise de nuit… C'est tout de même la farandole ! Oh ! Vas-y !… Mais sarabande organisée… En rangs… En harmonie… La puissance de tout ça attire la crainte… Ça évoque le choc de la violente caresse des ventres brûlants après des mois monastiques !… Je tilte presque. Mais je respire. Je parviens à embrasser tout ce plaisir. À accueillir les délectations… À les recevoir. Je respire encore. Je place le verre au centre du zinc. Ouf !… 1888…
Des gorgées comme celle-là… On doit bien en compter une douzaine, dans un verre. Quand on prend son temps, qu'on tempère, qu'on médite, considère, contemple. Simplement, ça devient mystique. Il n'y a qu'à participer à la blandice, puis remercier les mécènes, et bien sûr… les créateurs. Je ne sais plus qui a dit que toute activité humaine, poussée à son extrême raffinement devient de l'art. Il me reste encore trois gorgées. Une pour toi, mon amour. Une pour toi Petit, tu serais né cette semaine. Et une toute dernière. Une pour la route.© Éric McComber