Le Maghreb entre histoire et modernité, double révolution

Publié le 24 juillet 2012 par Marc Lenot

Dora Dhouib, Territoire occupé, 2010, 80x80

Il semble que le monde de l'art bruisse de toutes parts à propos de l'art arabe, et ce encore plus depuis les printemps : à Venise, à Paris, à Tunis. L'intérêt de l'exposition à Assilah au Maroc à l'occasion du Moussem Culturel qui vient de se terminer est qu'elle replace ce renouveau culturel dans une perspective historique, en montrant les ponts qui se sont construits depuis 50 ans entre Nord et Sud, entre Europe et Maghreb, sous diverses formes : enseignement, influences, émigration, bi-culturalisme. Aussi y fait-on référence aux mouvements qui se créèrent après les indépendances, l'Ecole de Casablanca, les mouvements du Signe et Aouchem en Algérie (avec le 'pied-rouge' Denis Martinez, entre autres, mais absent ici), sur lesquels s'exerça l'influence de l'Ecole de Paris (rappelons aussi le fait qu'Atlan était un judéo-berbère de Constantine, et l'influence sur les peintres marocains comme Mourabiti du philosophe-critique-cuisinier marocain Edmond Amran El Maleh).

Farid Belkahia, Totem, 2010, 172x142

Il y a donc ici quelques 'ancêtres', certes moins connus hors du Maghreb, mais qui furent des pionniers, pour qui l'abstraction fut (plutôt que l'orientalisme, l'art d'inspiration religieuse, le réalisme socialiste ou la calligraphie, tous courants qui auraient pu les tenter et contre lesquels ils s'affirmèrent) un moyen d'affirmer une position autonome et donc anti-coloniale : les tondi ajourés calligraphiques du tunisien Abderrazak Sahli, les toiles abstraites et colorées de Mohamed Melehi d'Assilah, celles plus lyriques de l'Algérien Abdallah Benanteur, et les travaux du Marrakchi Farid Belkahia qui reprend des matériaux traditionnels (cuivre ou, ici, peau tannée) et des colorants naturels pour les transcender. La tension entre fierté des origines et modernité est ainsi un des arguments clés de la dialectique derrière cette exposition.

Nicène Kossentini

Certains des artistes contemporains plus jeunes (et souvent inspirés par leur position dans la diaspora, entre les deux rives) sont, eux, animés par la tension entre individuel et collectif, par leur lien au monde et la reconnaissance de la mémoire. C'est le cas de Mounir Fatmi et de ses versets du Coran écrits sur des néons, à la fois impératifs et éphémères, versets ambigus car polysémiques. C'est le cas de la jeune Tunisienne Dora Dhouib (auteur d'un bel alphabet sensuel et féministe) dont le dos nu parfait (en haut) est escaladé par un char, confrontation de la femme et du pouvoir, de la liberté et de la répression, de la beauté et de la violence. C'est le cas de la photographe tunisienne Nicène Kossentini qui décline de manière très rigoureuse et réfléchie des élévations vers le ciel : une antenne de télévision, un minaret, des gratte-ciels (communication, religion, économie, évidemment) et un jeune garçon les yeux levés, plein d'espoir ou de crainte. C'est aussi le cas des corps voilés comme des chrysalides de Meriem Bouderbala.

Mohamed El Baz

C'est enfin le cas de l'installation de Mohamed El Baz qui reprend les têtes de morts stylisées de Philippe Cazal pour les orner des drapeaux des pays maghrébins décolorés, réduits à quelques traits; aux murs, trois bombardiers, au sol un tapis tondu : la scène est prête pour l'annonce d'un désastre.

Amel Bennys, Facebook, 2010/2011, 122x91

D'autres artistes développent une approche plus formelle, plus épurée : on connaît les personnages de Djamel Tatah et celui ici présent est d'une beauté sublime. Yazid Oulab dessine de manière automatique (ici avec un crayon dans une perceuse) des motifs indécis, nuageux et violents, doux comme la ouate, menaçants comme le barbelé. Citons encore les architectures rêvées de Driss Ouadahi, les toiles de Mourabiti, et les compositions de la Tunisienne Amel Bennys combinant sur la toile des matériaux comme le plomb et l'aluminium.

Safâa Erruas, Hommage à Ipazia, 2011

Enfin, dans un registre plus poétique, Zoulikha Bouabdellah nous offre des mots d'amour, Chéris et 'lui' et 'elle' empilés, et la Tétouanaise Safâa Erruas a composé une pièce magnifique où, sous la boule blanche d'un gypsophile, qui peu à peu se fane, pendent des fils de coton blanc et des aiguilles que le moindre vent agite : violence et douceur, barrière et invite, blancheur immaculée que pourrait tacher une goutte de sang. C'est en effet un hommage à Hypatie, philosophe grecque lapidée par les Chrétiens. Ne peut-on rêver mieux comme ancrage révolutionnaire de la modernité ?

Photo Dhouib et Bennys courtoisie du Moussem d'Assilah; autres photos de l'auteur. Farid Belkahia étant représenté par l'ADAGP, la photo de son oeuvre sera ôtée du blog au bout d'un mois.

Voyage à l'invitation du Moussem d'Assilah.