Batman, mythologie d’un monde désenchanté

Publié le 26 juillet 2012 par Tchekfou @Vivien_hoch

Tout va s’embraser, annonce l’affiche. Et le spectateur n’est effectivement pas déçu. Pendant près de trois heures, le film de Nolan enchaîne des séquences explosives, au paroxysme de l’action. Les situations sont conduites aux extrémités de l’extrême, la tension plus que palpable, le danger omniprésent. Les fauteuils vibrent au rythme des vrombissements d’une batmobile ultra-technologique et des explosions. Les gadgets et les véhicules renvoient James Bond et consorts à l’âge de pierre. Du début à la fin, le coeur palpite. Le gigantisme du modèle IMAX nous en met vraiment plein la vue. Comme pour le précédent (avec l’inoubliable interprétation de Heath Ledger), le caractère monumental de l’ensemble nous laisse pardonner quelques étrangetés minimes du scénario, disséminées ci et là. On sort de la salle avec la gueule de bois.

Mais outre cet aspect très-grand-spectacle, qui bénéficie d’un budget indécent, l’intérêt de Batman réside principalement dans la dimension mythologique qu’il met en oeuvre. Les Etats-Unis produisent cet univers de super-héros comme une mythologie contemporaine : demi-dieux engagés dans la lutte éternelle contre le mal et la destruction. Plus politique, le Superman des années 40-80 combattait principalement le nazisme et le stalinisme (à l’instar de Captain America, son concurrent Marvel). Quant à Batman, il n’est à l’origine qu’un “simple” détective : ses pouvoirs sont minimes et ses aventures racontées comme des intrigues policières. Au fil du temps, l’aspect gothique de l’homme chauve-souris est exploité par les auteurs qui en font un héros sombre, torturé par son passé tragique (le meurtre de ses parents), et la série se psychologise. Les vilains deviennent aussi mythiques que le héros : le Joker, Double-face, Catwoman, etc. Le comics donne une place éminente à l’Asile d’Arkham, où se trouvent enfermés les plus dangereux criminels. La lutte se complexifie : il ne s’agit plus seulement d’opposer le Bien au Mal, mais Batman doit composer avec l’ambiguïté d’une réalité humaine composée de folie, de tragédie, de non-sens. Au combat contre le crime s’ajoute, à part égale, la lutte contre ses propres démons. De là l’ambiance sombre et pesante qui enveloppe le mythe en ses différents supports.

Ce caractère sombre, Nolan l’exploite à ravir. Le Dark Knight Rises met en scène le catastrophisme et les cauchemars crépusculaires qui hantent notre époque. Monstrueuse mégalopole, la ville de Gotham cristallise les symboles d’un monde babylonien, gangrené par la corruption et où, dit une réplique du film, “le mot innocent est à manier avec précaution“. Le scénario joue sur le revers destructeur de nos grands idéaux. Le milliardaire Bruce Wayne est certes philanthrope, mais il est milliardaire dans une ville où la majorité des habitants vivent dans la misère. Il finance généreusement un projet écologique de grande envergure, qui constitue en même temps une menace nucléaire capable de décimer la population. Le terrible Bane (“fléau”) terrorise la Bourse et prétend vouloir “rendre Gotham au peuple“, comme l’instauration d’une démocratie populaire à justice expéditive, surfant, dans ce dessein, sur la réalité de la crise et des souffrances engendrées par des inégalités insoutenables. On n’en finirait pas d’énumérer toutes les ambivalences et les situations à double-tranchant sur lesquelles repose le scénario. La ville cloîtrée sous la menace du terrorisme devient le reflet d’un monde en proie à lui-même, enferré dans l’immanence d’une nuit sans dieu.

Angoisse, mort et renaissance tissent les thématiques de cette mythologie exemplaire. Et l’on sait, au moins depuis Schelling, que le schème narratif des mythologies traduit un ordre de rationalité spécifique, irréductible aux sciences. Beaucoup de théories plus ou moins fumeuses circulent au sujet de Batman, qui oblitèrent souvent la teneur authentique de l’inconscient – collectif et individuel – qu’il met au jour. La gravité, la solitude et le silence du héros, tournée en dérision par le miroir que lui renvoient ses abominables ennemis masqués, ressemble à s’y méprendre à la gravité et à la solitude d’un “être-là” aux prises avec un monde de gavage et de bavardage, sans cesse affairé à détourner la perspective de la mort. Le psychopathe du Colorado nous rappelle à cette réalité duale de l’Amérique et de ses machines à phantasmes, comme le revers tragique d’une violence dont elle se divertit.