Rhétorique nucléaire (J. Dufourcq)

Publié le 02 août 2012 par Egea

Certains l'ont peut-être déjà lu sur AGS, mais je trouve opportun de publier ce texte aussi sur égéa. Car il y a cette année un débat sur la dissuasion, et pas seulement le fait des hommes politiques (Rocard, Quilès), mais aussi de spécialistes, comme par exemple la tribune du général Copel dans le Monde du 30 juillet.

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J'avais en son temps convaincu Jean Dufourcq de consacrer un des dossiers de la RDN à cette question nucléaire, et c'était paru en février. Il poursuit avec cette tribune. Or, implicitement, c'est une des questions du Livre Blanc : non pas "faut-il garder la dissuasion nucléaire ?" mais à quel niveau la conserver, compte-tenu de la menace et de la contrainte budgétaire ?". Autrement dit encore : "peut-on faire des économies sur la dissuasion ?". O. Kempf

Rhétorique nucléaire (J. Dufourcq)

Après avoir évoqué dans le précédent bloc-notes AGS/RDN l’utilité relative d’un nouveau Livre blanc, je vous propose de clôturer ce mois de juillet en abordant la rhétorique nucléaire. J’ai évoqué la nouvelle donne électronucléaire issue du tsunami de Fukushima de mars 2011 et la remise en cause de l’arme atomique comme régulateur militaire qu’exprime le mouvement « Global zero » (cf. « Trajectoires nucléaires », février 2012 ; www.defnat.com). J’ai essayé de montrer comment s’en accommoder, sans tout jeter à l’eau. Je voudrais ici aborder la centralité nucléaire dans les questions de défense.

Qu’on l’apprécie ou non, elle est et devrait rester longtemps encore.

1- Nous sommes certes à la fin d’un temps stratégique, chacun le voit. Et 20 ans après la fin de la guerre froide, 10 ans après l’agression des Twin Towers de New York, un an après le déclenchement de la révolte arabe, nous vivons toujours avec l’arme nucléaire d’hier, cet héritage résiduel embarrassant de la Seconde guerre mondiale. Et de fait on ne sait plus très bien quelle place affecter à cet outil terrible dans nos panoramas stratégiques. Aussi chercher à l’éliminer est tentant. Le déni nucléaire militaire nous guette. L’arme atomique trouble notre vision du monde au point que la prolifération nucléaire est devenue une des plaies à vif de la scène internationale. Qui n’applaudit quand on la dénonce comme un dangereux cancer se propageant de façon endémique ? Le mantra est relayée à l’envi.

C’est sans doute un peu vite dit car chacun sait qu’il n’y a pas de programme proliférant nouveau depuis 20 ans. Certes c’est un phénomène préoccupant mais moins extensible qu’on ne le dit, plus encadré qu’on ne le croit. Le statut nucléaire est une tentation permanente pour les Etats qui veulent consolider leur position, soit qu’ils se sentent fragiles, soit qu’ils aient un projet de puissance régionale, soit qu’ils cherchent à négocier une position avantageuse. Ils contestent ainsi un certain ordre du monde.

Ainsi notons que la tentation de transgression nucléaire relève du champ de la science politique plus que de celui de l’art militaire : l’armement nucléaire est depuis longtemps d’abord un outil politique et à ce titre un instrument clé du dialogue stratégique planétaire.

Héritage discutable, outil privilégié d’une politique de puissance, symbole identitaire, la capacité nucléaire d’un Etat reste toujours en 2012 un marqueur fort de son identité.

2- La question centrale qu’on doit soulever aujourd’hui dans ce blog, bien qu’elle ait été exclue d’emblée du champ du futur Livre blanc, me paraît être celle de la centralité de la dissuasion nucléaire stratégique dans la politique de défense et de sécurité de la France. Cette centralité politique, militaire, scientifique, budgétaire est-elle toujours pertinente ?

Pour aller tout de suite à la réponse, je répondrai en normand, oui et non. L’arme nucléaire a toujours sa place dans notre arsenal militaire et notre politique de défense mais celle-ci n’est plus désormais centrale, vitale quoi qu’on dise avec une virile constance. Oui, elle fait toujours partie de notre posture stratégique ; elle est toujours nécessaire à l’identité du continent européen et c’est encore un atout majeur, pour la France, sa sécurité et ses voisins d’Europe, quoi qu’ils en aient. Mais je dirai aussi, non ; on ne la développerait pas maintenant si par incapacité, impéritie ou naïveté, nous ne l’avions eue. Bijou de la couronne stratégique certes mais pas cœur irremplaçable de la sécurité.

Voyons un peu tout cela à défaut d’en traiter dans la Commission du Livre blanc.

3- Centralité politique. L’arme nucléaire est pour tout Président de la République française prenant ses fonctions, un des symboles majeurs de sa responsabilité nationale ; elle est l’apanage exclusif de sa légitimité démocratique. Le chef des armées dispose du feu nucléaire, en permanence, pour dissuader quiconque de s’en prendre aux intérêts vitaux de la France. Le faire savoir en endossant les capacités de la seconde frappe assurée est l’un des rituels de la prise de fonction ; les deux derniers PR y ont souscrit d’emblée, de même qu’ils avaient pris le soin de dissiper toute ambiguïté dans leurs propos électoraux de campagne. La capacité nucléaire est aussi une spécificité internationale de la France qui lui permet d’authentifier la responsabilité globale qu’elle exerce au sein du P5 du Conseil de sécurité de l’ONU. Tout le monde connaît cela qui n’est pas prêt de disparaître de sitôt. L’arme nucléaire confère, en effet, à celui qui la possède un avantage politique réel, validé par la pratique ancienne de la guerre froide. Depuis de Gaulle, on sait cela en France.

Pourquoi la France devrait-elle donc se départir de cet atout politique ? Quelle raison politique supérieure pourrait-elle la faire renoncer à un avantage qu’elle doit à sa clairvoyance, sa volonté et son génie propre ? Certains ont avancé des raisons de morale politique, d’autres l’incompatibilité européenne. Ces arguments sont sérieux. Mais la particularité de l’arme nucléaire est qu’elle prétend d’abord inhiber la volonté d’un adversaire déclaré de la France d’engager la bataille contre elle. En sachant l’en dissuader, elle s’abstient d’employer ces foudres de l’Apocalypse. Menacer de riposter de façon inacceptable n’est pas une faute contre l’éthique mais une modalité extrême de la légitime défense, moralement conforme. Il en a été longuement débattu. C’est acquis. L’argument européen est plus fort. Le fait que la France dispose en propre de sa propre réassurance stratégique la distingue de ses partenaires européens qui ont, soit choisi une posture de neutralité plus ou moins assumée (Irlande, Autriche, Finlande, Suède), soit pris rang dans l’Otan et sa réassurance américaine, nucléaire compris. Elle lui confère les moyens de sa survie autonome. Et ce cavalier seul nucléaire de la France dans l’Union européenne la singularise ; elle est d’autant plus un facteur de déseurope que la plupart de ses voisins sont dans une phase de doute nucléaire et que les propositions françaises de dissuasion « concertée » entre Européens n’ont guère eu d’écho. Il reste que la dissuasion nucléaire est plus une réalité stratégique qui s’impose à l’esprit de fauteurs de troubles potentiels que le choix délibéré de peuples couverts par les parapluies atomiques. La dissuasion nucléaire, ça se constate plus que ça se déclare. Centralité politique constatée et incontestée de l’arsenal nucléaire français, au profit de la France et de ses voisins avec lesquels la communauté de destin et d’intérêt est scellée par le récent Traité de Lisbonne.

Mais on voit bien que la disqualification progressive de cette arme comme instrument de régulation du monde est en marche. Elle n’ira sans doute pas jusqu’au bout de sa logique, jusqu’au « Global Zero » du Président Obama car on gardera encore longtemps de façon préventive des armes en nombre réduit en soulignant ou déplorant leur effet sur la stabilité ou l’instabilité du monde, selon que l’on est optimiste ou pessimiste.

Forte de son expérience stratégique, la France devra rester à sa juste place nucléaire.

4- Centralité militaire. Celle-ci est plus difficile à percevoir clairement et ses effets sont aussi plus pervers qu’on le dit généralement. Durant la guerre froide, le développement de l’arme nucléaire a conduit à l’équilibrage progressif des puissances par la prolifération verticale des armes et la compétition technologique des systèmes mais aussi par leur confinement dans le non-emploi. Ceci a conduit à la stérilisation des capacités militaires offensives des Grands, la riposte à l’agression étant intolérable du fait de la destruction mutuelle assurée. Cette réalité a fait de l’arme nucléaire un instrument décisif de stabilité, et un outil de la gouvernance mondiale, un instrument qui rendait la guerre impossible puisqu’il interdisait de facto la perspective de victoire. Cette sorte de pis-aller militaire a été objectivement très utile aux Grands de la Guerre froide. La guerre rendue illégale par la Charte des Nations unies devenait impraticable par la menace atomique.

En gelant les guerres interétatiques à l’ancienne, l’arme atomique a conquis la première place sur la scène militaire. Elle a créé des clubs de protégés et des alliances d’affidés, réassurés militairement par les Grands nucléaires. Elle a égalisé les puissances.

Ce qui n’a bien sûr pas suffi à éliminer toutes les causes de conflits entre Etats ou à l’intérieur des Etats ; les conflits de frontières, de minorités, de rancœurs ou d’injustices persistantes ; les tensions pour s’approprier des richesses convoitées, imposer des idéologies ou des régimes affiliés… En fait, la conflictualité n’a pas changé avec l’ère de l’arme atomique. Mais ces conflits latents qui n’étaient pas des guerres au sens juridique du terme devaient trouver d’autres voies opérationnelles pour purger vengeances, antagonismes ou compétitions ; des voies de stratégie indirecte, avec des coalitions intra ou trans étatique et la mobilisation d’acteurs irréguliers, épisodiques. Loin s’en faut que ces conflits aient causé moins de victimes et de désordres qu’avant l’ère atomique.

Aujourd’hui, comment ne pas voir qu’un « cercle vicieux militaire » a été enclenché par l’arme atomique qui a bloqué la possibilité de guerre conventionnelle interétatique en dernier recours. On peut estimer que le terrorisme de masse des Twin Towers est une forme de réponse perverse à ce blocage. Cette réalité juridico-technologique a eu d’autres effets pervers : la disparition des vainqueurs et des vaincus, celle des traités de paix tout comme la nécessité d’instances d’arbitrage internationales et de moyens collectifs de médiation ou de séparation des parties, s’il le faut, par la force. Mais, l’Onu n’a pas su s’imposer sur ce créneau pas plus que l’Union européenne n’a pu se doter des moyens de garantir la sécurité du continent européen. Restait le camp des vainqueurs de la guerre froide, qui sous la houlette des Etats-Unis, a utilisé l’Otan comme régulateur militaire global, avec des échecs croissants d’Irak en Afghanistan. Là on a vu apparaître des pratiques militaires nouvelles et contestables, celle de l’avilissement toléré des prisonniers de guerre ou la généralisation opérationnelle des assassinats ciblés, préventifs ou punitifs, qui se rapprochent par leur méthode de pratiques criminelles réprouvées.

La centralité militaire de l’arme atomique est donc une réalité opérationnelle décisive qui pèse de façon directe sur la façon dont on conduit les combats aujourd’hui, sans espoir de victoire militaire, sans cadre normatif pour des batailles qui se déroulent « hors la guerre ». On se souvient de l’expression pertinente de « l’ombre portée par l’arme nucléaire » ; elle exprime bien comment même absente du champ des conflits du début du XXIè siècle, l’arme nucléaire pèse sur les questions stratégiques et militaires.

Ce dérèglement de l’ordre militaire qui prévalait jusqu’aux deux derniers conflits mondiaux en rend nostalgique plus d’un qui explore les voies et moyens de se passer de l’arme atomique, en la disqualifiant militairement ou en l’éradiquant politiquement. Revenir à la grammaire militaire conventionnelle est une vraie tentation belliciste que partagent de nombreux acteurs contemporains, comme si on pouvait revenir aux bons vieux temps et au statu quo ante. Il y a ceux qui veulent à nouveau se mesurer à armes égales avec des réguliers, ceux qui cherchent à s’affranchir du pouvoir égalisateur de l’atome pour imposer leur volonté via leur supériorité technologique. Ceux-là sont prêts à renoncer au gel nucléaire de la guerre pour retrouver les vertus de la combinaison de l’invulnérabilité défensive (comme le projet de bouclier antimissile le laisse espérer à terme) et de l’efficacité offensive (comme la généralisation des actions préemptives pourrait le permettre). Il s’agit là d’illusions classiques qui partent d’un même prérequis improbable : on saura vérifier qu’aucun perturbateur étatique ou irrégulier ne dispose d’une capacité nucléaire clandestine qui, en l’immunisant de toute attaque, l’affranchisse de toute contrainte.

La nucléarisation du phénomène guerre est irréversible, pour le meilleur et pour le pire. La fin de la centralité nucléaire militaire n’est pas pour demain. Elle pèsera sur tous les conflits à venir, de façon directe ou indirecte, et de bouleverser l’art de la guerre.

5- Centralité scientifique. Celle-ci est moins connue mais elle est pourtant tout aussi décisive. On a oublié la grande aventure des savants atomistes français pendant l’entre deux guerres puis durant la deuxième guerre mondiale et juste après. On méconnaît l’ampleur du projet Manhattan et les sommités scientifiques européennes qu’il a rassemblées. On ignore généralement le véritable engouement scientiste qui a présidé à la mise en place de la filière atomique française dès 1945 avec le CEA. Ces travaux ont été menés tambour battant avec des crédits quasi illimités dans une grande ferveur scientifique, technologique et industrielle. Il en va de même de l’aventure des fusées, qui devinrent les missiles balistiques à longue portée destinés à recevoir en partie haute les têtes nucléaires. C’est à une véritable aventure industrielle que les ingénieurs français, en suivant de près les travaux américains, ont du la réussite des programmes Diamant et suivants qui ont donné à la France les compléments balistiques à la composante pilotée. Enfin, comment oublier la filière cherbourgeoise qui a su intégrer l’ensemble, propulsion nucléaire, missiles balistiques et têtes nucléaires dans une coque capable de plonger à 300 m et plus. L’entreprise de la dissuasion a mobilisé l’excellence industrielle française et rassemblé une pépinière d’ingénieurs qui va irriguer l’ensemble des capacités technologiques de la France et participer, de façon plus ou moins directe, à des grandes filières compétitives : la navigation inertielle, la chaudronnerie nucléaire, le transport spatial, les télécommunications satellitaires ….

Aujourd’hui encore, comment comprendre Ariane 5 sans le missile M5, les avancées décisives sur la connaissance de la matière comme l’identification récente du si nécessaire boson de Higgs sans la recherche fondamentale conduite par les programmes scientifiques liés aux Forces nucléaires stratégiques. Le laser mégajoule qui entrera en service d’ici un ou deux ans pour reconstituer les plasmas à très haute température nécessaires à la mise au point d’armes nucléaires pérennes aura de très nombreuses applications non militaires, et favorisera peut-être la maîtrise de la fusion nucléaire électrogène.

L’ambition stratégique de la France passait au début des années 1960 par l’autonomie nucléaire stratégique ; celle-ci a été un formidable levier de progrès scientifique et technique qui a eu des débouchés civils les plus divers et qui a permis à la France de rester à la pointe dans les sciences de la matière et les techniques spatiales les plus diverses.

La priorité accordée dans notre posture de défense à l’arme nucléaire a permis de doper sa capacité scientifique et industrielle. On ne saurait renoncer à cette centralité induite devenue une des forces du pays, un des marqueurs de sa souveraineté.

6- Centralité budgétaire. L’effort nucléaire a coûté cher au pays. Il lui a aussi rapporté gros, on l’a vu. Mais de fait, il a contribué à contracter une grande partie de nos forces conventionnelles et retardé voire empêché leur modernisation. On a coutume dans l’Armée de Terre en particulier de le déplorer d’autant plus que cette armée ne déploie plus de moyens nucléaires, ni tactiques, ni stratégiques. L’armée d’emploi aurait du céder la place à celles du non-emploi. Querelle stérile et biaisée dont les récriminations restent cependant actives. On occulte parfois ainsi le fait que cet effort a demandé de lourds investissements en hommes et en matériels aux armées qui les déployaient, ravitailleurs, sous-marins d’attaque et aux systèmes interarmées, QG, transmissions, qui les contrôlaient. Et que ces efforts se sont faits aux dépens des forces conventionnelles, notamment s’agissant de la Marine nationale, des forces de surface dont le nombre d’unités a été divisé par 2 en 40 ans alors que la maritimisation de la planète bat son plein.

Mais aujourd’hui, l’essentiel est acquis et les cinq précédentes législatures ont consenti les efforts budgétaires nécessaires, avec constance et détermination pour permettre à la France de disposer d’un parc adapté, c'est-à-dire suffisant, de vecteurs et d’armes modernes et fiables. L’effort annuel à consentir maintenant ne dépasse pas 3 milliards d’euros, soit moins de 10% d’un budget de la Défense limité à 1,5% du PIB.

On oublie parfois que ces forces nucléaires stratégiques ont été rationalisées au point qu’elles ne comprennent plus que deux composantes complémentaires par leur mode de pénétration des défenses adverses. On peut sans doute encore rationaliser un peu la composante pilotée en ne conservant que sa version mobile, aéronavale. Mais on ignore généralement aussi que les démanteler coûterait sans doute plus cher que les maintenir et prendrait beaucoup plus qu’un quinquennat, sans bénéfice stratégique observable. Le démantèlement coûteux de ces outils qui contribuent implicitement à la sécurité de la France et à la stabilité du continent européen serait une incongruité, qui enverrait un signal illisible à la communauté internationale et rangerait la France de facto sous la protection nucléaire américaine. On voit mal l’intérêt d’une telle manœuvre, après celle du retour à contretemps de la France dans le commandement intégré de l’Otan. De même qu’on voit mal l’intérêt d’une contribution financière à un bouclier antimissile dirigé des Etats-Unis qui vient, selon une mantra encore à démontrer, compléter une dissuasion qui ne demande rien mais surtout assécher les crédits de recherche destinés à la pérennité nucléaire (quelle nouvelle composante dans 25 ans ?) et à la garde de la nouvelle frontière cybernétique, infiniment plus décisive pour nos intérêts. Centralité budgétaire hier, routine aujourd’hui.

7- Un dernier point en guise de conclusion, sur la prolifération nucléaire. Elle est, on l’a dit en commençant, l’indicateur d’un malaise stratégique. Pourquoi un Etat se met-il tout d’un coup à braver la légitimité internationale et à investir massivement dans des programmes complexes et coûteux ? A l’évidence pour en tirer avantage, avantage dont on a vu qu’il était essentiellement politique et accessoirement technologique.

Un pays qui a un programme nucléaire clandestin révèle en fait qu’il a des problèmes existentiels, des doutes sur sa capacité à assumer son destin ou à accomplir son projet. Ou qu’il souhaite s’assurer par avance l’impunité stratégique et se mettre hors de portée de la pression du monde occidental, de la communauté internationale, au prix de sa réputation. Ou encore qu’il exerce un chantage pour faire peser sa capacité de nuisance et monnayer son renoncement. La Libye et la Corée du Nord ont su en abuser. C’est souvent une combinaison de ces raisons qui a poussé dans le passé les proliférants notoires.

Si l’on prolifère, au fond c’est que l’on refuse fondamentalement les garanties de sécurité collective données par la communauté internationale via la Charte des Nations unies et son Conseil de sécurité. C’est une marque de défiance profonde envers celle-ci. C’est parce que les garanties de sécurité internationales sont obsolètes qu’on veut posséder un instrument de puissance en propre, pour dissuader les gendarmes internationaux ou contraindre des récalcitrants locaux. On voit que la prolifération nucléaire est un problème polymorphe. Elle ne peut pas être rangée dans une catégorie générique sans inventaire soigné. Elle n’est pas, comme on se plaît à le dire en ânonnant, l’un des deux axes de tension sécuritaire de la planète, avec le terrorisme. C’est une réalité très concrète, psychologique et stratégique mais aussi technique et industrielle.

Faut-il pour autant faire la guerre pour interdire la prolifération ? Entrer en conflit avec l’Iran pour l’empêcher d’être une puissance nucléaire ? Déclencher de façon préventive des attaques préliminaires pour empêcher un pays d’accéder à un statut qu’on estime incompatible avec la stabilité de la communauté internationale ? On peut en douter.

Centralité nucléaire certes mais pas pour régenter le monde.

Pour la France qui a pris, inconsidérément ces dernières années, une position en pointe sur ce thème, notamment vis-à-vis de l’Iran, c’est une question essentielle, surtout si l’on croit que demain la planète devra s’organiser avec des ordres stratégiques régionaux, réassurés régionalement. C’est une autre question, aussi sérieuse. Promis, on en reparle.

Contre-amiral (2S) Jean Dufourcq,

  • « stratégiste »,
  • Rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale