La guerre de civilisation islamique contre la modernité occidentale

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

A la différence de l’Occident, l’islam, dans sa grande diversité ethnolinguistique, juridico-religieuse et politique, conserve les éléments de sa Tradition propre. Dans la Tradition islamique indiscutée, les deux aires géographiques sont à considérer : la Maison de l’islam et le monde des Infidèles. Soit encore, la géographie de la Vérité et la géographie des erreurs. Tant que la "Vérité" n’aura pas triomphé des erreurs, les deux mondes seront en guerre. C’est la raison pour laquelle la tradition islamique nomme le monde des Infidèles, la Maison de la Guerre.  

L'objectif de la Tradition islamique est alors double : consolider la géographie soumise (islam signifie soumission) et élargir au reste de la Terre la soumission. Le Coran contient un certain nombre de références et d'occurrences portant sur la nécessité de mener un combat chez les Infidèles d'une part, à l'intérieur de Soi d'autre part. La guerre sainte ou guerre légale est bien une obligation pour l'ensemble de la communauté musulmane au moins jusqu'au moment où, à défaut d'être convertis, les Infidèles paieront un impôt spécifique faisant d'eux des tributaires. Un bon musulman se conforme donc à l'obligation de guerre sainte, aussi bien à l'intérieur de lui-même, qu'à l'extérieur, en portant le glaive contre les Infidèles. Un bon gouvernement est celui qui, d'une part aide le musulman à être musulman (dans la Maison de l'Islam), d'autre part, contribue à reculer les limites de la Maison de l'Islam.

La doctrine classique de l'Islam affirme donc très clairement que l'action armée visant au triomphe de la Vérité, même tempérée, n'en est pas moins obligatoire. Avec les États non musulmans, seules des trêves temporaires sont possibles ; en aucun cas des traités de paix définitifs. Le droit international classique conçu par les nations chrétiennes et repris par la civilisation occidentale moderne est donc illégitime au regard de la Tradition islamique comme le sont les gouvernements musulmans impies qui s'y conforment en ayant abandonné tout effort d'expansion de l'Islam. ener un combat chez les Infidèles d'une part, à l'intérieur de Soi d'autre part. La guerre sainte ou guerre légale est bien une obligation pour l'ensemble de la communauté musulmane au moins jusqu'au moment où, à défaut d'être convertis, les Infidèles paieront un impôt spécifique faisant d'eux des tributaires. Un bon musulman se conforme donc à l'obligation de guerre sainte, aussi bien à l'intérieur de lui-même, qu'à l'extérieur, en portant le glaive contre les Infidèles. Un bon gouvernement est celui qui, d'une part aide le musulman à être musulman (dans la Maison de l'Islam), d'autre part, contribue à faire reculer les limites de la Maison de l'Islam. 


Ce qui est très caractéristique de la civilisation islamique, est qu'elle ne reconnaît au pouvoir temporel qu'une très faible légitimité. Sans cesse remis en cause, le pouvoir temporel doit prouver qu'il agit conformément à la Tradition. S'il ne le fait pas, les hadiths et les versets du Coran sont là, très nombreux, qui autoriseront la révolte contre le souverain et son assassinat. En Islam classique, rien n'a été rendu à César. Ce qui est considéré comme despotique, donc illégitime, est ce qui s'écarte de la Charia. Et c'est précisément parce que l'Islam est une civilisation encore authentiquement traditionnelle que la légitimité politique s'y définit du dedans de la légitimité religieuse. L'insurgé, le juste devient l'ombre de Dieu sur Terre, autorisé à éliminer le Prince impie. 

L'illégitimité du pouvoir, c'est bien le problème principal que traîne l'Islam depuis des siècles et qui explique l'essentiel des soubresauts sanglants de l'histoire du monde musulman : la fracture sunnites/chiites, les éruptions mahdistes continuelles, les assassinats incessants de califes et de sultans, les sectes apocalyptiques rétives à tout pouvoir califat.... 

Car Muhammad est mort sans laisser de Fils. Or, à la différence de Jésus-Christ, il était un chef à la fois religieux et politique. Il a donné à l'Orient une légitimité religieuse, mais il n'a pas légué de légitimité politique. 

Aujourd'hui, la Tradition islamique est en guerre contre la Modernité occidentale plutôt que contre la civilisation traditionnelle occidentale, laquelle dort du sommeil d'un volcan. 

La guerre porte d'abord contre l'occidentalisation du monde musulman. Ceux que nous appelons des musulmans modérés sont, en réalité, les personnes qui ont quitté, à des degrés divers, la Tradition islamique pour se rapprocher de la modernité occidentale. "L'islam modéré", c'est en fait le monde musulman occidentalisé, c'est-à-dire modernisé, au sens occidental. Et celui que nous appelons islamiste, parce qu'il est de l'intérêt commun des Occidentaux, comme des régimes musulmans modernisateurs de le différencier de l'autre, est en fait un musulman authentique, c'est à dire un croyant enraciné dans la Tradition islamique. "Les islamistes s'en tiennent à la doctrine classique, à la tradition historique ainsi qu'aux textes eux-mêmes, au Coran bien sûr et la Sunna, sur lesquels s'est formé le premier sens du djihad (...) mon hypothèse est qu'ils sont parfaitement orthodoxes", écrit en ce sens l'islamologue Bruno Étienne. 

Cette guerre de la Tradition islamique contre les erreurs intérieures (l'occidentalisation, mais aussi pour les traditionalistes sunnites, l'hérésie chiite), est évidemment complétée d'une guerre contre les intrusions non islamiques dans la Maison de l'Islam : le sionisme, les occupations militaires américaines en Arabie Saoudite il y a encore deux ans, celles en Irak aujourd'hui. Car si les gouvernements musulmans ont le devoir de faire accepter des prêcheurs musulmans dans la Maison des Infidèles (ou Maison de la Guerre), ils leur est en revanche formellement interdit d'accepter l'implantation en terre d'Islam de populations qui ne seraient pas converties ou n'auraient pas été rendues tributaires. 

Selon la Tradition islamique encore, les trêves avec les Infidèles sont temporairement acceptables, mais dès que le rapport de force le permet, la guerre doit reprendre. La période de la Guerre froide en donne une illustration récente. Nombreux sont les mouvements islamistes qui ont profité durant l'ère de la bipolarité soviéto-américaine de l'appui logistique des services secrets américains parce qu'ils combattaient la progression russe dans la périphérie musulmane de l'U.R.S.S. et parce que les partis communistes et nationalistes arabes menaçaient fortement de laïciser les sociétés arabo-islamiques. Plusieurs pays occidentaux dont les États-Unis et la Grande. Bretagne, Israël avec le Hamas face à l'Autorité Palestinienne de Yasser Arafat, mais aussi de nombreux pays musulmans, ont manipulé les mouvances islamistes, suivant des logiques de court terme, en se servant d'elles pour frapper un adversaire, un voisin. C'est grâce à ces appuis étatiques que les réseaux islamistes ont pu développer une importante logistique armée et financière. Mais les islamistes eux savaient qu'ils étaient alliés avec des gens qui ne croyaient à rien d'autre qu'à des intérêts de court terme ; ils n'oublièrent pas la lutte qu'ils menaient sur le long terme. 

Depuis des siècles, siège au coeur de la Tradition islamique une logique de déstabilisation des pouvoirs temporels musulmans. Ceux qui, en Islam, agissent au nom de Dieu peuvent s'appuyer sur une argumentation solide fournie par la Tradition la plus orthodoxe. Ils ne font que se conformer à l'obligation de djihad ; ils sont donc les véritables héros de la Tradition islamique, ceux dont les noms, bien plus que les chefs d'États musulmans, resteront dans la mémoire longue de l'histoire islamique. 

L'orientaliste Bernard Lewis fait ainsi remarquer à propos de la fameuse secte des Assassins que les Ismaéliens la considérait comme un corps d'élite dans la guerre contre les ennemis de l'Islam. Les meurtriers issus de cette secte qui assassinaient les "oppresseurs et les usurpateurs" recevaient le nom de fedayin (celui qui se dévoue) et gagnaient la félicité éternelle immédiate, sans intercession auprès de Muhammad, comme les kamikazes musulmans aujourd'hui sont réputés intégrer le Paradis à l'instant précis où ils quittent la vie temporelle. 

L'islam agit donc depuis des siècles en guerre asymétrique contre les pouvoirs temporels musulmans. Et cette logique asymétrique est parfaitement intériorisée dans la Tradition islamique, qui sait qu'il lui suffira de disposer toujours, face à des États et des gouvernements temporels puissants, de quelques poignées de fedayins capables d'offrir leur vie en sacrifice. 

La pratique du terrorisme par attentat à la bombe n'est pas une spécificité islamique. Dans les années 1970, les bombes qui explosaient et tuaient des civils, étaient surtout le fait des mouvements radicaux de gauche, en Occident comme chez les Palestiniens laïques (dont les chefs étaient souvent chrétiens), ou des partis marxistes d’Asie. Il serait donc réducteur de faire du terrorisme un phénomène islamique. Le terrorisme est un phénomène très ancien mais dont la montée en puissance correspond à celle de la guerre moderne, à la guerre révolutionnaire, à la guerre des masses, celle qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, fait plus de victimes civiles qu'elle ne terrasse de guerriers. La guerre des bombes.

Pas plus, la logique sacrificielle des kamikazes porteurs de bombes n'est-elle une spécificité de la civilisation islamique. Le suicide comme action de guerre se retrouve dans l'ensemble des civilisations traditionnelles orientales. Les kamikazes japonais en ont donné l'exemple et l'écrivain Mishima en a livré l'esthétique. 

La civilisation moderne d'Occident, de plus en plus étrangère à la logique traditionnelle de l'ascèse et du sacrifice héroïque, ne retient du kamikaze que l'effroyable résultat du geste dans un bus transportant des enfants et des femmes, ou dans un avion venant frapper une tour peuplée de trois mille personnes. 

En réalité, dans ces gestes spectaculaires et meurtriers, il y a deux dimensions qu'il convient de distinguer et d'examiner séparément. 

Il y a tout d'abord quelque chose d'authentiquement traditionnel, le don de sa vie qui est un acte héroïque.

Dans la vision traditionnelle du monde, toute réalité est en effet un symbole et toute action un rite, et il en va de même pour la guerre. La guerre peut revêtir alors un caractère sacré et la guerre sainte se confondre avec la voie de Dieu. Dans la Tradition islamique, les deux guerres saintes distinguées, la petite, menée contre l'ennemi extérieur l'Infidèle, et la grande, menée contre les ennemis que l'homme porte en lui. Dans l'ascèse guerrière de la Tradition islamique, la petite guerre sainte est un moyen pour le musulman de réaliser la grande guerre sainte, celle du chemin personnel vers le Paradis d'Allah. On lit dans le Coran que "la vie de ce monde n'est qu'un jeu et une frivolité" (Coran XLVII, 38). Comme l'avait déjà remarqué le traditionaliste européen Julius Evola dans sa Révolte contre le monde moderne, le Coran est "la formulation islamique de la doctrine héroïque de toutes les civilisations authentiquement traditionnelles".

Je me souviens moi de que j'avais entendu de la bouche d'un Libanais chiite, à propos des Israéliens, lors d'un passage dans le sud du Liban : "Nous voyons leurs avions et leurs chars, mais nous ne voyons pas leurs héros. Nous, nous n'avons ni avion ni char, mais les portraits de nos héros tapissent le bord de nos routes." (1) 

La Tradition islamique accorde beaucoup d'importance au shahid, c'est à dire le témoin de la foi ou martyr, comme en attestent des commentaires coraniques et des hadiths. Dans le chiisme, la mort volontaire et violente du kamikaze fait office de purification et lui assure une arrivée immédiate au Paradis d'Allah. Dès lors, le shahid est délivré de tout péché par son rite sacrificiel et n'a pas besoin de l'intercession de Muhammad. 

La Tradition islamique s'articule aussi, comme toute Tradition et par opposition avec la Modernité occidentale, à la polarité Homme/ Femme. La négation de la différence entre les hommes et les femmes est l'une des raisons qui dressent violemment la Tradition islamique contre l'Occident moderne. 

Dans la Tradition (et ceci est valable dans la plupart des traditions, orientales comme occidentales), le guerrier (héros) et l'ascète sont les deux types fondamentaux de l'archétype masculin, autant que l'amante et la mère le sont le sont pour l’archétype féminin. Il y a deux héroïsmes, l’un actif, masculin, l’autre passif, féminin. L’héroïsme de l’affirmation absolue et l’héroïsme du dévouement absolu. L’islam tente de conserver cette bipartition et l’islamisme vise à la maintenir, parfois en accentuant les traits face à l’assaut de la modernité occidentale, laquelle pousse au contraire les hommes à révéler une part de féminité et les femmes une part de virilité. À cet égard, certains commentateurs font un contresens sur l'interprétation du phénomène des femmes kamikazes dans les rangs du Hamas ou du Hezbollah. Ils croient voir dans la présence de ces femmes, le signe d'une progression vers l'égalité des sexes dans la société islamique. Le contresens est total. Les femmes kamikazes du Levant, qu'elles soient musulmanes ou chrétiennes (car il y eut, dans les armées 1980, au Liban, quelques palestiniennes chrétiennes kamikazes) présentent toutes un trait commun. Leur action sacrificielle s'inscrivit à chaque fois dans le prolongement du sacrifice guerrier d'un mari, d'un frère ou d'un enfant. Nous sommes donc dans l'héroïsme féminin du dévouement absolu, non dans l'héroïsme de l'affirmation. Le cas de la kamikaze palestinienne ou tchétchène est en cela semblable à celui de l'épouse indienne jetant sa vie dans les flammes du bûcher funéraire aryen pour suivre dans l'au-delà l'homme auquel elle s'était donnée, ou à celui de la mère aztèque qu'une mort en cours d'accouchement amenait à l'immortalité céleste, privilège réservé habituellement au seul guerrier mort au champ d'honneur. 

Si l'acte sacrificiel de la mort volontaire est plus traditionnel que spécifiquement islamique, en revanche, ce qui est typiquement oriental dans l'acte de l'attentat suicide, est l'idée que le rachat du sang des siens puisse se faire avec le "sang indifférencié" de ceux du clan adverse. Dans les sociétés sémites, arabe ou juive, la dette de sang est collective. Elle n'est pas personnelle comme dans la Tradition primordiale européenne, sans doute portée à sa quintessence par l'idéal médiéval de la Chevalerie. L'attentat suicide aveugle s'inscrit dans la continuité des actes génocidaires déjà abondamment décrits dans l'Ancien Testament. Un Orient de vengeance où les acteurs principaux se battent en versant, pour l'essentiel, le sang de leurs enfants, de leurs femmes, de leurs parents, de leurs cousins. Orient juif et musulman, Orient sémite. La notion de victime innocente est une notion très occidentale. En Orient, en Asie, la race, le sang, le clan font de vous un coupable. Les kamikazes tuent des enfants juifs pour frapper le gouvernement d'Israël et le sionisme. Israël rase la maison des kamikazes en s'attaquant à leur famille et leurs proches. Lorsqu'un chef du Hamas est visé c'est sa voiture et sa maison, donc sa famille qui indistinctement sont ciblées. 

Logique asymétrique, logique sacrificielle, logique communautaire. Telles sont les trois caractéristiques de cette Tradition islamique qui tente de résister à l'occidentalisation du monde musulman en portant sa guerre en Occident. 

L'enlisement américain en Irak, qui était prévisible ne fait que révéler un peu plus au monde musulman ce qu'il y a de fragile dans la modernité occidentale. L'orgueil musulman est revigoré de cet échec et de ce refus irakien de collaborer avec l'occupant. 

La Tradition islamique sort donc renforcée de cet enlisement américain. Ses rangs grossissent de combattants. Nombreux sont les pays arabes qui, si des élections libres étaient organisées aujourd'hui verraient la victoire, ou l'avancée significative des islamistes. Pour ne pas être occidentalisée, la Tradition islamique est prête à livrer à ses assaillants une guérilla terroriste sans limite ; elle est capable de défier dans ses moindres retranchements la rationalité occidentale en jouant contre elle la stratégie de l'absurde ; par exemple, frapper n'importe quel immeuble d'habitation (logique communautaire), n'importe où (logique asymétrique) en mobilisant suffisamment de kamikazes (logique sacrificielle). 

Si elle voulait économiser les vies de ses enfants, la civilisation occidentale moderne devrait donc mieux d’abandonner à l’Orient ce qui lui appartient en propre, le conflit israélo-palestinien, et la terre d’Irak. Elle ne devrait pas non plus s’acharner à exporter une modernité en terre islamique qui ne fait qu’attiser un peu plus la haine de l’Occident.

 
1. Paroles entendues près du village de Cana en 1996. Dix ans plus tard, à l'été 2006, le Liban connaît des destructions par bombardement de plus grande ampleur encore. On peut imaginer que l'état d'esprit de ces "partisans de Dieu", les soldats du Hezbollah reste le même.

Aymeric CHAUPRADE

Docteur ès sciences politiques

In Géopolitique (constantes et changements dans l'histoire)

Éditions Ellipses (3e édition revue et augmentée), 2007