[note de lecture] "Les travaux de l’infime" et "Comme si de rien" de Jacques Ancet, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

On était habitué aux petits volumes de grande qualité que propose Po&psy depuis quelques années. Cette nouvelle collection « in extenso » est plus ambitieuse puisqu’elle vise à « reprendre des textes d’auteurs précédemment publiés dans la collection Po&psy en les resituant dans l’ensemble plus vaste qui les a vus naître – recueil thématique intégral ou œuvre poétique complète. » On retrouve donc dans Travaux de l’infime des volumes plus courts de Jacques Ancet : Portrait d’une ombre (Po&psy, 2011), Puisqu’il est ce silence (Lettres vives, 2010), ainsi que divers poèmes publiés en livres d’artistes ou en revues ces dernières années. Reste qu’une bonne moitié du volume est inédit, avec notamment la première partie, qui donne son titre à l’ouvrage. La maquette du livre est inventive et réussie : la couverture est doublée d’une jaquette en papier calque assez rigide, et ce même papier, en plus souple, est utilisé à l’intérieur du livre pour séparer les différentes sections. La superposition de ce calque sur les reproductions de dessins au fusain d’A. Hollan est intéressante visuellement et recoupe le goût pour le flou, l’ombre, l’indistinct, que partagent depuis longtemps le poète et l’artiste. 
 
Qu’est-ce que l’ « infime » ? C’est de la « buée » : ce qu’on ne sait pas au-delà ou en deçà de ce que l’on sait. Mais il ne s’agit pas de la masse de connaissances existantes demeurant hors de portée d’une vie d’homme. Chez Ancet, l’infime est cette frange de non-savoir au bord du quotidien le plus plat, prosaïque, normal. Le premier poème du livre est emblématique : « On entre dans un nouveau silence. / On ne sait pas s’il a un nom. / La neige le recouvre et l’éclaire. / On ne sait rien. On ne saisit qu’un / mouvement de doigt dans la lumière, / un visage, la pause d’un pied. / On entre dans ce qu’on ne sait pas. » (p.11) Cette affirmation que la poésie n’est pas de l’ordre du savoir, de la maîtrise, de la pensée, est une sorte de leitmotiv du livre. Cela n’exclut en rien la part disons technique de l’écriture, mais cela insiste sur un enjeu central : la poésie est un mode particulier, autonome, d’appréhension du monde. « Sans savoir, on entre dans l’infime. » (p.12) « On ne sait pas. » (p.36) « Ce qu’on ne sait pas est ailleurs : dans le regard évaporé et le réseau des veines – dans ce qu’il reste à vivre. »(p.61) « Plus je vais, moins je sais, oui. » (p.77) « On ne sait pas. » (p.90) « La mort, la vie et, entre, ce qu’on ne sait pas et qu’on traverse sans savoir. » (p.110) « Je ne sais pas, répète-t-il, je ne sais pas. » (p.257) « On ne sait pas mais on insiste. Quelquefois, ça se rapproche. On va savoir. C’est comme une lueur, là. Ça vibre. Ça s’éloigne. C’est et ce n’est pas. On dit c’est rien. » (p.271) 
On mesure la constance de la quête d’Ancet : elle fait l’unité poétique de tout  le livre, et peut-être de l’œuvre. C’est creuser sans fin une expérience, elle-même infinie sauf la mort, celle de vivre. « On est là. » (p.13) mais comme débordé par cette expérience même d’être là. D’ordinaire, dans la vie pratique, on réduit cette expérience à ses 95% de lisible, dicible, utile, échangeable : « la surface plane des choses arrêtées dans leur nom. » (p.88) On se maintient dans et on participe à « l’assourdissant brouhaha du jour » (p.262) Dans la vie poétique, c’est exactement le contraire : on centre sur les 5% qui restent, la part irréductible de l’expérience de vivre. Ancet travaille une « infime » bande passante d’être, illisible autant qu’évidente. « On se tait. Les mains poursuivent / des objets invisibles ou peut-être / une forme d’air. On ne sait pas / ce qu’on cherche, mais c’est là, on le sent. » (p.25) 
De même pour Alexandre Hollan qui pousse le visible jusqu’aux marges du reconnaissable. C’est encore un feuillage mais déjà une ombre, un reste vague d’arbre, une trace sombre sur la nuit qui l’infuse, l’absorbe lentement. Il y a encore quelque chose et déjà plus rien. Le poète et l’artiste ont vraiment en commun cette interrogation sur le tremblé, l’ « entre » (p.191), la limite floue. On repense à Verlaine : « La neige incertaine / Luit comme du sable. » 
 
Un autre ouvrage de Jacques Ancet est paru aux éditions de L’Amourier. Le projet de ce livre est donné dans un court texte liminaire : « Journal, dit-on. Oui, si dans « journal », c’est « jour » qu’on veut entendre. Écrire le jour, ses odeurs, ses lueurs, ses rumeurs. (…) Chaque poème est comme une fenêtre. Un petit rectangle de mots qui donne sur ce qu’on ne sait pas. » (p.7) La forme d’écriture varie donc : de cours poèmes datés du 10 juillet 2006 au 23 juin 2007. Mais on remarque aussi, dès ce texte introductif, la continuité poétique avec Travaux de l’infime : l’expérience du non-savoir reste centrale. Un terme revient par trois fois dans le livre (pp.10-35-89) et me semble quelque part le signer : la « stupeur ». Ce journal est une collection de moments d’effarement : le temps se distend, l’espace est instable, l’identité se perd… D’où la grande abondance de phrases interrogatives. On pourrait parler des poèmes comme de décollements de rétine : l’environnement habituel bascule, devient problématique, étranger. « Qu’est-ce qu’on cherche ? Dans les yeux il y a / un coin de pelouse tachée de soleil. / Quelques feuilles se balancent,  à peine. / On est là, mais pourquoi ?  Le corps un instant / reste en équilibre entre hier et demain. / Les choses, soudain, sont leur attente  » (p.92). 
Ajoutons peut-être qu’il y a dans Comme si de rien, à la différence de Travaux de l’infime et alors que les deux livres naviguent dans la même zone frontière d’être, une part plus sensible de heurt, d’échec. Le livre s’ouvre sur ce vers : « Il ne sait plus faire. Plus du tout. » (p.9) Et le même constat se poursuit par la suite : « Il a cru pouvoir dire. Mais non. » (p.12) « Écrivant la date, il sait qu’il ne pourra l’habiter, qu’il est déjà trop tard. » (p.23) « Il se dit que plus. Qu’il ne va plus pouvoir. » (p.39) La force de ce livre tient à sa résistance durable face à l’obstacle : l’absence de mots qui diraient, porteraient, en finiraient avec l’expérience vécue. Là, on peut faire « comme si de rien », mais on vérifie une fois de plus l’affirmation reverdyenne : « La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » Elle est un combat ; et la grandeur d’un poète n’est pas de vaincre à tous les coups, mais de continuer à interroger sa part d’être et de langue. 
 
[Antoine Emaz]
 
Jacques Ancet 
Les travaux de l’infime  
Dessins d’Alexandre Hollan 
Editions Po&psy-Erès – Collection in extenso 
314 pages – 18€ 
Comme si de rien 
Editions L’Amourier – Collection Poésie 
110 pages – 13€