Au bar à Jules - Du roman

Par Claude_amstutz

Dans Carnets du vieil écrivain, Jean Guéhenno écrit ceci à propos du roman: Lit-on un grand roman? On s'identifie à son héros. On y vit par procuration. Et cela devient plus conscient, et vient le moment où on ne lit plus pour aucun intérêt, pour aucun profit, rien que pour admirer, en toute gratuité et dans une joie indéfinissable, au-delà de soi-même. Dès lors, on devient de plus en plus difficile. On ne supporte plus les fantômes d'auteurs, les fantômes d'ouvrages. Mais un vrai livre est devenu la chose la plus précieuse. Un homme vous parle et il vous semble qu'il dise précisément ce que vous attendiez, ce que vous vouliez dire mais n'auriez jamais su dire. C'est tout simple et merveilleusement étrange.

A quelques nuances près, tel est mon sentiment quand je découvre un roman qui me captive dès les premières lignes, aussi redoutables que les dernières. Mais alors, d'où vient cette réticence qui me saisit bien souvent, à propos de la littérature française tout particulièrement? Autrefois, invité de la célèbre émission Apostrophes de Bernard Pivot, Maurice Nadeau , éditeur de Malcolm Lowry, Witold Gombrowicz, Leonardo Sciascia, Georges Perec et Hector Bianciotti entre autres, rappelait - je cite de mémoire - ce qu'est un roman: une oeuvre d'imagination, avec un début, une fin, un cadre, des personnages et une action... Le dictionnaire Littré lui fait écho en ces termes: Une histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des moeurs, ou par la singularité des aventures.

Et c'est là que la bât blesse, car en France tout est roman, notamment cette majorité de titres parmi les nouveautés dont la qualité n'est pas toujours en cause, mais qui mériterait le titre de récit ou de fiction romanesque - h istoire réelle ou inventée que l'on raconte par écrit - ou d'autofiction - a utobiographie empruntant les formes narratives de la fiction - prétexte à une quête identitaire de l'auteur. Un éditeur justifiait cette étiquette arbitraire de roman, afin que ses livres puissent figurer sur les rayonnages des grandes chaînes de la distribution. Dans le cas contraire: aucune chance!

Les vrais romans sont ainsi devenus, dans leur construction et leur qualité, plutôt rares. On ne dira jamais assez combien l'émergence du Nouveau Roman aura laissé des traces - exception faite de Samuel Beckett et de Nathalie Sarraute - qui ressemblent à un séisme dont les prolongements demeurent vifs dans la littérature française actuelle. Avec l'acuité habituelle de son regard, Alexandre Vialatte notait: On a tout essayé pour trouver du nouveau: le roman sans histoire, le roman sans personnages, le roman ennuyeux, le roman sans talent, peut-être même le roman sans texte. La bonne volonté a fait rage. Peine perdue, on n'est parvenu à créer que le roman sans lecteur. C'est un genre connu depuis longtemps!

Rien de tel par exemple chez les anglo-saxons, les italiens ou les espagnols qui savent encore raconter des histoires. Et si nous ne goûtez pas trop les auteurs étrangers, (re)lisez un bon auteur classique ou parmi les auteurs actuels, un roman de Philippe Claudel ou de Pascal Quignard. Vous ne le regretterez pas...

Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain (Grasset Digital, 1971)

Alexandre Vialatte, La porte de Bath-Rabimm (Julliard, 1986)

image: Jean-Jacques Henner, La femme qui lit (culture.gouv.fr)