Tibet (6) Nous passons le bac sur le Tsangpo

Publié le 25 mars 2008 par Argoul

Bus jusqu’au bac. Nous traversons, lui pas. Tout le monde doit passer le bac, même si nous l’avons déjà depuis la fin des années lycée. Entassés sur une large barque à fond plat mue par un moteur poussif, nous remontons le fleuve en longeant les rives bordées de dunes de sable où un chameau ne serait pas dépaysé. On ne peut traverser en ligne directe car il faut éviter les bancs de sable, tenir compte de la force du courant, et aborder au bon endroit accessible sur la rive en face. Des nuances de nacre colorent les montagnes découpées sur l’horizon. Les cirrus dans le ciel dessinent des symboles glacés tandis que des cumulus en troupeau s’assemblent déjà vers l’est (ils viennent de Chine). Le ciel est bleu turquoise au firmament. Le pilote parvient à nous échouer deux fois sur le sable caché sous les flots et son matelot doit appuyer de tout son poids sur la perche pour déborder la barcasse. Nous mettons près d’une heure et demie pour franchir le fleuve qui roule un flot rapide et jaune.

Nous ne sommes pas seuls sur le bac. Des Américains, des Chinois de Hongkong, des paysans tibétains, un moine, embarquent aussi. Scène de contraste : le moine se fait expliquer par un chinois l’emploi d’un téléphone portable avec lequel ce dernier joue. Choc de la modernité sur la tradition bien ancrée. Mais pour le bouddhiste, tout ce qui survient est naturel ; il ne doit pas s’en étonner : telle est la roue de la vie et l’impermanence des choses, tout bouge, tout change, tout évolue. Il fait frais avec le vent ; il fait chaud avec la tombée du vent et la couverture cumulaire qui envahit peu à peu le ciel, le faisant passer du turquoise au gris perle.

 

Un petit garçon tibétain se gave de gâteau avant de somnoler contre l’épaule de son père, puis de regarder l’arrivée, brusquement bien réveillé, les yeux brillants comme deux charbons dans son visage plat et hâlé. Le guide des hongkongais est un jeune homme tibétain bien brossé au tee-shirt neuf et au visage expressif. Il est souvent illuminé d’un sourire qui ouvre deux fossettes dans les joues et fronce ses narines. Il parle beaucoup avec les mains, scandant son cantonais du geste comme on fait dans le sud.

A l’arrivée, le bac est immobilisé sur la rive et un camion emporte les autres touristes. Nous attendons, seuls, sur la rive sablonneuse plantée de peupliers pour fixer la terre. Temps de lecture ou d’écriture au gré de chacun. Michel dessine le portrait d’un local à casquette de l’armée chinoise. Que fait-il là, dans cet endroit « stratégique », mystère ! Manie bureaucratique de tout vouloir contrôler. Réminiscence d’un caporalisme tellement français…

 

Françoise est plongée dans le bouddhisme le plus tantrique du Tibet. Graziella a disparu avec un vague livre – ou peut-être pour une sieste. Elle nous a avoué qu’elle dormait beaucoup d’habitude. Les Suissesses dorment déjà, affalées sur le sable, gavées de pain d’épices français fabriqué près d’Évry dans l’Essonne, selon ce qui est écrit sur le paquet. Sophie s’essaye timidement au dessin dans un coin ; elle est confuse de montrer son œuvre car elle croit qu’elle est plus maladroite que tous les autres – mais telle est Sophie, un concentré de culpabilité constamment chrétienne. Véronique et Rafaelle écrivent et commentent leurs carnets à deux voix avant de s’allonger sur la dune : « n’est-ce pas qu’on est bien ? On est bien, hein ! » Vieille blague qui vient de je ne sais où, qui les fait toujours rire aux larmes, et qu’elles nous ressortent souvent. Cette méthode Coué est communicative : c’est vrai qu’on est bien - ici et maintenant - il suffit d’en prendre conscience, et de rester obstinément au présent. Tout le monde aime bien Véronique et son optimisme, même de commande, est toujours accueilli avec gratitude.

Arrive un camion. Nous montons dans la benne avec nos bagages. Debout, nous cahotons sur la piste qui longe la rive du fleuve, le long des dunes, jusqu’à un pré bordé de peupliers. En cet endroit nous devons installer le camp. Que c’est sale ! Nous allons un peu plus loin. Ce n’est guère mieux, mais sous les arbres. Premier montage des tentes igloo pour trois, dans lesquelles nous ne serons que deux pour le confort (mais avec nos gros sacs qui valent bien un troisième !). Malgré les bouses de vaches, les canettes de bière écrasées, les tessons de bouteilles et les restes de plastique abandonnés ici par les pèlerins, nous sommes biens.

Les Suissesses sont scandalisées et réagissent en petites bourgeoises occidentales, mufle agressif et voix âpre : « il faudrait mettre un gardien ! ». Notre Belge n’est pas en reste : « il faudrait faire payer 5$ par campement pour payer le nettoyage ! » Gérard, qui a beaucoup voyagé, est plus philosophe : « tout ça c’est bien joli, mais théorique, car les ordures ne gênent pas les Tibétains. Mettre une taxe ? Ils l’empocheraient et ne nettoieraient pas plus. Ce sont bien des réactions d’occidentales nanties ; ici on est dans le tiers-monde où bouffer et survivre compte plus que la propreté ou la civilité. » Je suis d’accord avec lui, il faut attendre que les mœurs évoluent. L’écologie, au fond, est un luxe de riches.