Zvi Yanai, bien à vous, Sandro

Par Topolivres

Voici notre histoire, Romolo


Début février 2004, Romolo Benvenuti, Professeur honoraire de l'Université de Rome, publie un article où il analyse le comportement des zèbres et autres gnous d'une réserve de Tanzanie ; la semaine suivante, il reçoit le courrier de l'un de ses lecteurs et se retrouve à débattre avec lui, sans trop comprendre pourquoi, du "mode éthologique perverti" caractérisant les populations de lions, pour faire ensuite connaissance avec une mère juive et un père protestant originaires respectivement d'Autriche et de Hongrie - les siens, incidemment, outre que ceux de son correspondant -, dont il savait jusque-là, par la nourrice à qui ils l'abandonnèrent il y a environ soixante-dix ans, à peine qu'il était chanteur et elle danseuse...

Juzi Galambos, Première danseuse de Budapest. Collection personnelle de Zvi Yanai.
Roman autobiographique composé des lettres adressées par l'auteur au frère qu'il n'a jamais connu et puis soudain croisé au hasard des pages d'une revue scientifique, Bien à vous, Sandro, premier livre de Zvi Yanai (né Sandro Thot en 1935) traduit en français, retrace son histoire familiale éclatée et assez singulière, des années de l'enfance dans l'Europe du nazi-fascisme à l'émigration en Israël au lendemain immédiat de la guerre. Depuis Graz que sa grand-mère ne put quitter que pour le ghetto de Lublin et les camps, depuis Oradea lorsque son père fut expulsé d'Italie quand sa mère restait à Castiglion Fiorentino avec Sandro et ses deux soeurs, depuis Rosh Pina où partit travailler son oncle, les Thot et Galambos n'eurent souvent d'alternative au moyen épistolaire pour s'aimer, s'inquiéter et s'informer les uns des autres, envisager un avenir. Zvi Yanai, dans la matière miraculée de ces échanges et fragments de quotidiens et caractères, se trouve pour la première fois en présence de sa grand-mère, tandis que les seuls souvenirs de gamin qu'il possède de ses parents rencontrent les réalités des adultes. Parmi les lacunes qu'aucun document ne lui permet de combler, la raison pour laquelle le couple vint à exclure de sa vie l'aîné des garçons le tourmente de manière particulière ; il s'arroge alors le devoir de transmettre à ce frère lointain, laissé en bas âge à une existence toute séparée de la leur, au lecteur étranger que nous sommes, ce qu'il lui a été donné de se rappeler ou d'apprendre d'eux a posteriori.
Entreprise de témoignage à défaut de réparation possible, Bien à vous, Sandro est aussi fondamentalement le récit d'un homme qui observe et interroge sa propre identité. C'est la sensation encore intacte d'un poivron dégluti sous la pression du regard paternel, et la foi catholique déposée à l'entrée du kibboutz, l'ascendant de Mussolini et la moustache à volutes du roi, Maman exerçant par absurde des fonctions d'interprète au sein de la Wehrmacht. Le ton sobre, très posé, frappe d'autant plus que dans le même mouvement il confond par un naturel parfois presque naïf. Sandro demande à son frère de ne pas blâmer leur mère pour l'avoir fouetté à plusieurs reprises, il n'en conserve guère de blessures psychologiques ; il évoque par ailleurs l'hypothèse d'un "problème Romolo", la poursuite de la vie de famille conditionnée à l'abandon d'un de ses membres, sans ambages aucuns. "Quiconque respecte véritablement ses émotions se démarque nécessairement des jacasseries amoureuses et des manifestations par trop extériorisées", écrit Zvi Yanai, à propos d'autres que lui.
Alice Guzzini

"Mon choc (...) eut lieu à la Colonia Solarium le jour où je fus appelé dans le bureau de la mère supérieure. Cette convocation était surprenante, pour ne pas dire inquiétante car jusqu'à ce matin-là je ne l'avais jamais vue et j'ignorais même son nom. Lorsque j'entrai dans son bureau, elle se tenait près d'un tableau noir avec à ses côtés deux soldats britanniques en uniforme. Elle me fit signe d'approcher et me dit que les soldats étaient venus me chercher pour me conduire chez mon oncle en Palestine. Puis elle étala une carte de géographie sur le tableau et me désigna à l'aide d'une baguette une tache rose sur la côte orientale de la Méditerranée. Elle ne me demanda pas mon accord pour naviguer vers cette tache, et quand bien même l'aurait-elle fait, je n'aurais pas su quoi répondre. Personne ne m'avait demandé mon avis pour les précédentes décisions : Papa avait quitté la maison sans mon accord, Maman était morte sans me demander mon avis, Ida m'avait conduit à Monselice sans concertation, et à présent ces deux soldats s'apprêtaient à m'emmener en Palestine ; si ce n'est que cette fois j'avais du mal à dissimuler mon inquiétude. La carte était à grande échelle et la tache rose que désignait la mère supérieure était vraiment très petite, pas même assez grande pour y caser les deux pieds. J'en conclus que lorsque j'arriverais en Palestine, il me faudrait me tenir alternativement sur un pied pour ne pas tremper l'autre jambe dans la mer."
Zvi Yanai, Bien à vous, Sandro, p. 318-319
 


Zvi Yanai
Bien à vous, Sandro
Traduit de l'hébreu (Shelka, Sandro) par Katherine Werchowski
Ed. Christian Bourgois 2008
28 euros

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