Littérature égyptienne (49) - le roman de sinouhé : 8. un duel ...

Publié le 28 août 2012 par Rl1948

Nous t'acclamons, Récit !

- Et la foule est debout avec le Récitant, la Mer à toutes portes, rutilante et couronnée de l'or du soir.

Et voici d'un grand vent descendu dans le soir à la rencontre du soir de mer, la foule en marche hors de l'arène, et tout l'envol des feuilles jaunes de la terre (...)

SAINT-JOHN PERSE

Amers, Choeur, 4

dans Oeuvres complètes,

Paris, Gallimard, La Pléiade,

p. 379 de mon édition de 1972

   Nous avons quitté Sinouhé mardi dernier, souvenez-vous amis lecteurs, alors qu'il réside au Rétchénou supérieur et est devenu, grâce à l'intérêt que lui porte Amounenchi, prince de ce pays, un puissant chef de tribu, doté de terres fertiles. Mettant en lui toute sa confiance - Amounenchi n'hésite pas à l'unir à sa fille aînée -, il le promeut même commandant de son armée.

Les talents militaires de Sinouhé ravissent son beau-père.

   Nonobstant, nous avons également remarqué que, peu ou prou, notre héros conserve des relations diplomatiques avec son Égypte natale dans la mesure où il continue à rencontrer des émissaires de la cour de Sésostris Ier. Détail non négligeable, nous le constaterons par la suite ...

   Les égyptologues évaluent à un quart de siècle la durée de l'exil de Sinouhé en terres asiatiques : ses fils y sont nés, y ont grandi et sont eux aussi devenus de puissants chefs de tribus.

   L'homme étant ce qu'il est, - naît-il bon ?, est-ce vraiment la société qui le corrompt ?, vaste débat ... -, cette évolution spectaculaire d'un étranger ne pouvait qu'exciter convoitise et jalousie ...

 

   Et un homme fort de venir du Rétchénou et de me provoquer dans ma tente. C'était un champion sans pareil : il l'avait soumis (1) tout entier.

Il dit qu'il se battrait avec moi. Il avait pensé qu'il me dépouillerait. Il se proposait de piller mes troupeaux sur le conseil de sa tribu.

   Le Prince (2) s'entretint avec moi. Je dis : "Je ne le connais pas ; en vérité, je ne suis pas de ses compagnons et n'ai aucune liberté d'accès à son campement.

Ai-je jamais forcé son intérieur de maison ? Franchi ses clôtures ?

     C'est une oppostition de coeur (3) parce qu'il me voit en train d'exécuter tes ordres.

Assurément, je suis comme le taureau vagabond au milieu d'un autre troupeau : le mâle du troupeau l'attaque tandis que le boeuf à longues cornes fond sur lui. 

     Existe-t-il un homme de condition modeste (4) aimé en tant que chef ?

Il n'y a aucun étranger qui s'associe à un homme du Delta.

Qui peut fixer la plante de papyrus  sur le rocher ?

A supposer qu'un taureau aime le combat, un taureau d'élite aimera-t-il tourner le dos de crainte que l'autre ne l'égale ? (5)

Si son coeur est enclin à se battre, qu'il exprime sa volonté !

Un dieu ignore-t-il ce qui lui est destiné ? Sait-il comment ?"

     Je passai la nuit à vérifier (les ligatures de) mon arc. Je disposai mes flèches ; aiguisai mon épée ; fourbis mes armes.

Lorsque la terre se fut éclairée, le Rétchénou était arrivé (6)

   Il avait rassemblé ses tribus, réuni les deux moitiés du pays, car il pensait à ce combat (7)

C'est ainsi qu'il marcha sur moi alors que j'étais debout ; je me plaçai dans son voisinage. Chaque coeur brûlait pour moi ; les femmes et même les hommes jacassaient (8) ; chaque coeur était angoissé.

Ils disaient : "Existe-t-il quelqu'un de plus combattant que lui ?"

   Il leva son bouclier et son épée ; une brassée de javelots tombèrent sur moi. Après que j'eus évité ses armes, je fis en sorte que ses flèches passassent à côté de moi jusqu'à la dernière, l'une se rapprochant de l'autre. Alors, il s'ingénia à me désarmer et fonça sur moi. C'est alors que je tirai ma flèche qui se ficha dans son cou. Il poussa un cri et tomba sur le nez : je l'abattis (avec) sa hache et lançai mon cri de guerre sur son dos. Tous les Asiatiques crièrent de joie

   Je rendis grâces à Montou tandis que ses thuriféraires célébraient son triomphe (9)

Et ce chef Amounenchi me serra dans ses bras.

   Alors j'emportai ses biens (10), pillai son bétail, et ce qu'il projetait de faire contre moi, je le fis contre lui. Je pris ce qu'il avait dans sa tente et dépouillai son campement. Et je devins important à cause de cela ; j'étais large en biens et riche en troupeaux.

Ainsi le dieu (11) a agi pour satisfaire celui contre qui il était irrité et qu'il avait égaré dans un autre pays.

   Aujourd'hui, son coeur (12) était apaisé : un fugitif s'enfuit  à cause de sa situation ; mon renom est dans la Résidence (13). Un paresseux qui traînait à cause de la faim, à présent je donne du pain à mon voisin. Un homme qui quittait sa terre par dénuement, je possède des vêtements de lin fin. Un homme qui courait par manque d'émissaire, je suis riche de serviteurs. Ma maison est belle ; vaste est ma demeure (14)

 

Notes

(1)   ... il l'avait soumis tout entier : il avait entièrement soumis le Rétchénou

(2)   Le Prince : Amounenchi, prince du Rétchénou et beau-père de Sinouhé.

(3)   C'est une opposition de coeur : expression qui pourrait se traduire, en français contemporain par : C'est de l'envie. Mais là, j'ai préféré conservé l'image que je trouve poétique des termes égyptiens

(4)   ... un homme de condition modeste : tout au long du roman, l'auteur insiste sur la condition de simple fonctionnaire de Sinouhé. Ses origines sociales, ses parents jamais ne sont mis en avant. Amené à cotoyer les plus grands, serviteur de Sésostris Ier il fut, auprès d'Amounenchi, il le sera mêmement.

(5)   ... un taureau aime le combat : il s'agit de l'homme fort du Rétchénou qui escompte provoquer le duel, tandis que le taureau d'élite, c'est Sinouhé lui-même.

(6)  Lorsque la terre se fut éclairée, le Rétchénou était arrivé : à l'aube, les habitants du Rétchénou étaient déjà sur le lieu où se passerait le duel entre les deux hommes.

(7)   ... il pensait à ce combat : Deux hypothèses sont ici en présence, que l'imprécision du récit ne départage pas : ces deux hommes en lutte constituent une métaphore soit des deux parties opposées du pays, le Rétchénou supérieur et le Rétchénou inférieur, soit des deux camps en présence, celui des partisans de l'homme qui provoque Sinouhé et celui des Bédouins d'Amounenchi.

(8)   Les femmes et même les hommes jacassaient : avez-vous remarqué, amis lecteurs, que l'auteur attire d'abord l'attention sur les femmes. Probablement sommes-nous en présence d'une effet de style indiquant que même les partisans de l'attaquant en arrivent à soutenir Sinouhé.

(9)   ... ses thuriféraires célébraient son triomphe : littéralement, "ses partisans étaient en fête pour lui", c'est-à-dire pour le dieu Montou. Ceci nous donne franchement à penser que Sinouhé aurait converti à Montou certaines personnes du camp adverse ; donc à sa cause personnelle.

(10) ... j'emportai ses biens : ceux de l'ennemi tué.

(11) ... le dieu : Montou.

(12)   ... son coeur : celui de Sinouhé.

(13) ... dans la Résidence : à Licht, dans la capitale égyptienne de l'époque.

(14)   Remarquable paragraphe dans lequel Sinouhé, à partir d'une recherche de parallélisme de membres, crée un style poétique de premier choix  : sous couvert de la troisième personne du singulier, il décrit en réalité sa propre condition. A mon sens, du grand art littéraire !

     A suivre ... 

 

     (Je ne rappellerai jamais assez tout ce que cette mienne traduction doit à l'enseignement, aux conseils avisés et aux corrections pointues du Professeur Michel Malaise qui, voici près d'un quart de siècle, guida mes premiers pas dans l'apprentissage de la langue et de l'écriture égyptiennes.)