[anthologie permanente] Henri Michaux et Paul Valéry

Par Florence Trocmé


L’été est le temps des rediffusions ! Poezibao revient donc sur ses pas et reprend les tout premiers temps de l’anthologie permanente. Elle s’appelait alors l’almanach poétique et a commencé à paraître le 1er janvier 2002 sur le site Zazieweb aujourd’hui disparu (ce qui fait que les poèmes choisis à l’époque ne sont plus accessibles).  
Les extraits étant très courts à l’époque, Poezibao en publiera deux chaque jour de cet été.  
(samedi 30 mars 2002) / Henri Michaux  
Enfants 
Si tout le monde est méconnu, essentiellement méconnu par l'impossibilité où se trouve un étranger d'entrer dans votre peau, de coïncider ne fût-ce qu'un instant avec votre ensemble, l'enfant paraît un des plus méconnus et cette méconnaissance est étrange. Dans la peau du sanguin, l'anémique se congestionne, mais il ne devient pas sanguin ; même un instant il ne peut éprouver ce que c'est que d'avoir les membres baignés d'un sang riche et rapide aux réparations. 
En vain l'homme se veut imaginer des seins sur sa poitrine plate. Il ne peut se figurer l'étonnant phénomène à jamais inconnu, mystérieux, d'être femme, simplement femme, ni belle ni laide, mais femme ; et aucun amour ne lui fera jamais comprendre.  
Ni le thyroïdien ne comprendra l'hypothyroïdien, ni l'homme svelte au cou long ne peut se représenter intérieurement comment on est, ayant le cou large et court, collé aux épaules. 
Il ne le peut. Il est excusé. Il n'a jamais passé par là. Mais l'homme a été enfant. Il l’a été longtemps et, semble-t-il, tout aussi en vain. Quelque chose d'essentiel, l'atmosphère intérieure, un je ne sais quoi qui liait tout, a disparu et tout le monde de l'enfance avec lui ; [...] Le Temps de l'enfant, ce Temps si spécial, Temps physiologique créé par une autre combustion, par un autre rythme sanguin et respiratoire, par une autre vitesse de cicatrisation, nous est complètement perdu (l'homme a une détestable mémoire du cénesthésique). Il sort de l'enfance comme d'une maladie et n'a pas de mémoire de la maladie ; il en a perdu le pouls. [...] 
Regards de l'enfance, si particuliers, riches de ne pas encore savoir, riches d'étendue, de désert, grands de nescience, comme un fleuve qui coule (l'adulte a vendu l'étendue pour le repérage), regards qui ne sont pas encore liés, denses de tout ce qui leur échappe, étoffés par l'encore indéchiffré [...] 
Henri Michaux, Passages (1937-1963), nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard 1950, 1963, page 49.  

 
(lundi 1er avril 2002) / Paul Valéry 
Ma vie était comme une maison que je connaissais dans ses moindres parties. Et tant je la connaissais que je ne la voyais presque plus — Ses formes régulières, ses avantages, ses inconvénients me semblaient ceux de mon corps même et de mon temps. 
Je ne concevais pas d'autres demeures. Mon âme était là, et si habituellement là qu'elle n'était, en somme, nulle part. 
Un jour, j'ai touché par hasard je ne sais quel ressort et voici qu'une porte secrète s'est ouverte. Je suis entré dans des appartements étranges et infinis. J'étais bouleversé pas à pas par mes découvertes. Je sentais en me mouvant dans ces chambres inconnues et si mystérieuses qu'elles étaient la vraie demeure de mon âme." 
Paul Valéry, Poésie perdue (Les poèmes en prose des Cahiers), Poésie / Gallimard, 2000, p. 161.