Le Pixel Art (2/2) sort du numérique

Publié le 10 septembre 2012 par Modandwa @modandwa

Le Pixel Art dépasse largement le seul cadre des codeurs baba cools new-yorkais et leurs considérations technologico-ethico-politico-ecologico-economicico-et j’en-passe-et-des-meilleur, que nous avons vu dans la première partie.

Il dépasse même le simple cadre de la création numérique pour s’exporter progressivement dans tous les mouvements culturels (pas seulement la culture geek), et entrer dans les pratiques de création artistique.

Le Pixel Art envahit le monde réel

Montages photos et vidéos

Le pixel, élément de base du monde virtuel n’est plus cantonné à l’univers du numérique et envahit notre société.

Cette interaction monde réel et virtuel est très présente chez les pixel artists. Retronoob comme Aled Lewis réalisent des montages photo où se côtoient les sprites des jeux vidéo de notre enfance avec un environnement quotidien.

Mike tyson's punch out par Aled Lewis

Ecco Le Dauphin par Aled Lewis

Illustration par Retronoob en référence au premier Donkey Kong

On retrouve une démarche analogue dans les vidéos des Knutssons narrant les aventures de Mario dans notre monde réel : le pixel est ici figuré par des perles de repassage, le tout animé en stop motion.

Le pixel envahit l’espace urbain

Play Time à la station de métro Thorildsplan à Stockholm

Les street artists participent à la colonisation effective des pixels de l’espace urbain. On ne présente plus le célèbre frenchy Invader sont les sprites, tirés du jeu Space Invaders sortis en 1978 se sont répandus partout dans le monde à l’instar d’un virus hackant l’espace urbain, et plus récemment l’atmosphère. Celui-ci a en effet envoyé ses mosaïques dans l’atmosphère au moyen de ballons gonflés à l’helium. A Nantes, Waldo et Chili WC perpétuent cet art de la mosaïque geek. A Stockholm, une station de métro a été entièrement redécoré façon mosaïque 8-bit dans un style très proche de celui de notre compatriote, par l’artiste suédois Lars Arrhenius.

Mais la mosaïque n’est pas l’apanage de tous les street artists inspirés par le Pixel Art.

Gameboyone utilise l’arme la plus traditionnelle du street art, la bombe et le pochoir pour ses héros de jeu 8 bit, les sapins (de Mr Sapin, ça s’invente pas!) sont en lego ou duplo. Pixel Phil manie les stickers aussi bien que l’humour noir tout en s’éloignant des personnages traditionnels du jeu vidéo. Les sculptures et autres installations de Kelly Goeler confère de la poésie à ces trottoirs new-yorkais grisâtres. Cette relation étroite entre l’espace urbain et l’oeuvre renvoie directement à l’interaction entre monde réel et virtuel.

Street Art par Pixel Phil

Dans les rues de New York, installation de Kelly Goeler

Sonic par Gameboyone

De façon beaucoup plus conventionnelle (et légale!), le pixel s’exporte au bureau, entre collègues. Les Post It battles opposant deux entreprises de Montreuil (dont le célèbre studio Ubisoft et BNP Paribas) ont été médiatisés, relayés dans le monde entier (cocorico) et ont initiés un phénomène qui s’est répandu à tout Paris : EDF, l’IFOF, la Société Générale… Une émulation collective, un renforcement de la solidarité entre collègue, le Pixel Art au bureau est très bénéfique pour la culture d’entreprise, la bonne ambiance au bureau et avec un peu de chance… une comm’ gratuite alimentée par les médias ravis d’avoir à relayer un phénomène de société !

La popularité du Pixel Art

On a déjà vu dans notre précédent article comment la publicité et la communication avait su habilement tirer profit du Pixel Art dans leurs campagnes à destination d’un public de trentenaire.

Pixel art et culture populaire

Les super-héros: un sujet récurrent chez Jesus Castaneda

Il s’appuie en effet sur de nombreuses références à la culture populaire. Les jeux vidéos 8-bit et leurs héros « sprités » sont une matière abondante dans laquelle puise les illustrateurs et graphistes. Osons : Mario est d’une certaine façon au Pixel Art ce que la soupe Campbell a pu être au pop art.

Mais le jeu vidéo n’est pas la seule source ; la musique, les comics, les séries ou les films (notamment de série B) alimentent eux aussi ce vaste bric-à-brac de références à la culture geek.

Dans le bazar du bien nommé Laurent Bazart on replonge dans les années 70-80 avec des portraits de Desproges, Coluche, Maradonna ou encore Platini, autant de sprites bien loin de la seule culture geek Il croque ainsi les personnalités qui ont animées son enfance, cette même période où il découvrait les premiers jeux vidéo.

Certains illustrateurs en pixel art, sur leur blog, réagissent à l’actualité. Michaël Myers a par exemple réalisé une illustration au décès de Steve Jobs, très fine et pertinente, qui a fait le tour du net.

Vers les jeunes générations

Super Smash Land, version 2011 pour PC

Super Smash Bros, version 1999 sur Nintendo 64

Malgré l’évolution technologique allant vers plus de réalisme, les jeux vidéos les plus récents s’emparent du pixel et de sa dimension sympathique et « trendy« . En 2011, Dan Forace a ainsi sorti une version de Smash Bross sur PC le jeu de combat sorti en 1999, avec des graphismes 8-bit monochromes: avis aux nostalgiques le jeu est gratuit.

Si le jeu s’adresse éminemment aux fanatiques de la première heure, les jeunes générations sont également sensibles à l’esthétique des jeux en Pixel Art, notamment grâce au développement des premiers jeux pour téléphone portable.

Habbo (jeu/réseau social pour ados décérébrés), le mouvement des Dollz, ou Minecraft visent ainsi directement la jeune génération. Ce genre de jeux contribue à pérenniser le mouvement du Pixel Art auprès de générations qui n’ont pas connus nos tendres jeux 8-Bit.

La musique

La musique s’empare du phénomène du Pixel Art, nous livrant des clips inattendus et drôles. Michel Gondry réalise le clip de la chanson Fell In Love with a girl tout en legos pour les White Stripes en 2001.

En 2002 c’est le groupe suédois Junior Senior pour leur chanson « Moving Your Beat » qui adopte un style très minimaliste. En 2006, Helsinski in architecture (australien celui-là) fait appel pixel art pour le clip complètement délirant de « Do The Whirlwind ». Une piste : le nom du groupe à l’origine était The Pixel Mittens.

En 2007, c’était Dj Shadow pour sa chanson « This Time ».Plus récemment, le clip du groupe Goldfish réalisé par Mike Scott est un petit bijou de pixel art, une vidéo loufoque truffée de références à la culture geek et aux jeux vidéo.

La BD

Les pixels s’exportent également dans la BD. Jonathan Silvestre s’en est fait le chantre avec ses BD diffusés sur le net : Kill the Legend ou encore le très drôle Super Oor’s World qui reproduit le cadrage des anciens jeux de plateforme dans un style humoristique parfois trash.

Le Pixel Art dans les arts plastiques

Les pratiques artistiques associés au Pixel Art dépassent allègrement le simple cadre des arts graphiques et de la composition numérique, en s’exportant sur des supports plus classiques. Par ce biais, le Pixel Art s’étend de bien des façons à toutes les formes d’art plastique.

La peinture

Certains artistes peintres choisissent d’utiliser le pixel dans leurs oeuvres. Si certains choisissent les thèmes classiques du Pixel Art en piochant dans la culture geek, d’autres s’amusent à détourner des sujets traditionnels de la peinture comme les natures mortes pour Ashley Anderson, la peinture animalière pour Laura Biffano, le portrait pour Christophe Baudson.

Scène de chasse par Laura Biffano

Natures mortes par Ashley Anderson

Le travail de Nicolas Moreau avec sa série « Pixels » est dans la même lignée; il pixelise les tableaux de grands maîtres. Il aspire ainsi à créer un pont entre la peinture et ce qu’il appelle le 6ème continent, soit Internet. Pour ceci, il les renomme en leur donnant un titre en adéquation avec son sujet afin de mieux expliciter son propos.

La Liberté guidant le peuple numérique par exemple fait référence à l’impact des réseaux sociaux sur les révolutions politiques, Les bains turcs version pixels aux amours et libertinages virtuels.

Sculpture et pratiques plastiques nouvelles

Les sculptures de Douglas Coupland (sur le perron du Vancouver Convention Center) ou de Shawn Smith, réalisés en bois contreplaqué, adoptent comme sujets des animaux ou des éléments de la nature.

Aled Lewis quant à lui adopte un thème franchement moins « bio » et prend comme sujet la Game Boy et le jeu Double Dragon avec sa sculpture sur bois d’une incroyable finesse.

Entre sculpture de Pixel Art et architecture, la société Splitterwerk a conçu ce cube de 25 carrés de côté, un batiment de 4 étages, où aucune entrée n’est visible. L’immeuble monolithique apparaît comme posé sur le sol, un batîment qui en apparence est complètement non fonctionnel et semble tout droit sorti d’un roman de science fiction. Cette incursion, quasi surréaliste, du virtuel dans le monde réel suscite la curiosité et la fascination.

Une sculpture en lego de Nathan Sawaya

Mais le pixel art ouvre également la voix à des pratiques artistiques tant novatrices qu’amusantes.

Certains artistes utilisent ainsi pour pixel des éléments familiers ou des objets de la vie quotidienne, et font des compositions à partir de celles-ci. de nombreux artistes à l’instar des frères Knutssons utilisent des perles à repasser. Le mouvement du Rubik’s Cube Art est déjà devenu une vraie discipline. Nathan Sawaya maîtrise à la perfection l’art de la sculpture à base de legos.

D’autres ont des pratiques plus atypiques qui s’apparente de près ou de loin à cet essor du Pixel Art: pour Christian Faur, c’est l’utilisation des crayons-cire, pour Skeplin, ce sont les bouchons peints, David Mach réalise des sculptures (qui n’ont rien à voir avec Le dîner de con) avec des allumettes, Egor Bashakov a fait son autoportrait à base de badges, les dominos pour Flippycat…

De l’installation à la performance artistique

Helmut Smith fait entrer le pixel mort dans le monde réel. Son « oeuvre »(? je vous laisse l’apprécier) de 82 cm par 82 prise à 1 km de distance représente exactement un pixel mort… Son ambition… que ce carré de gazon brûlé apparaissent sur Google Earth matérialisant ainsi un pixel mort. A plus grande échelle, la photographe Lucy Pringle dessine des Invaders et autres Pac Man dans des champs, à la façon des cercles de culture.

Daniel Rozin avec Rust Mirror nous propose une installation interactive. L’oeuvre contemplative invite le spectateur/acteur à observer son reflet sous forme pixelisée.

Pixelator

A la frontière entre street art militant et installation artistique underground, Jason Eppkink et Jen Small à New York ont pixellisé en 9 par 5 les écrans qui diffusaient des publicités à la sortie des métros, les changeant en oeuvre abstraite de Pixel Art.

L’artiste Guillaume Reymond, au sein du collectif NOTsoNOISY, choisit comme élément de base devant figuré la brique virtuelle dans le monde réel, l’être humain. Filmées en stop motion, ces performances troublantes font appel à cette fameuse culture du retrogaming : Pacman, Tetris mais aussi Space Invaders pour ce projet intitulé Game Over.

Le Pixel Art et l’art contemporain

Le Pixel Art dépasse le simple cadre des arts graphiques et touche l’ensemble des pratiques artistiques, des plus traditionnelles aux plus loufoques (d’aucuns diront novatrices!). Ce n’est donc pas un mouvement anecdotique, il tire ses racines tant dans la culture populaire 8-bit que l’histoire de l’art.

Le pixel art dans l’histoire de l’art

Ce qu’on considère aujourd’hui comme du Pixel Art a toujours existé dans l’art. Il renvoie directement à ue pratique ancienne et bien installée dans l’esprit collectif, celui de la mosaïque.

Il y a ainsi dans notre panthéon artistique des pixel artistes avant-gardistes qui s’ignorent.

Malevitch par exemple, plasticien cubo-futuriste, à l’origine du mouvement suprématiste russe, avec son Carré rouge sur fond blanc , son Carré noir sur fond blanc et son Carré rouge et carré noir sur fond blanc ainsi que son chef d’oeuvre, Carré blanc sur fond blanc (oui…oui!!!!!!) consacrait déjà la perfection du carré.

Il suffit de regarder ce tableau de Dali de 1975, troublant et incroyablement avant-gardiste. De près, une représentation de Dali mais une fois à distance (le tableau est perché à plusieurs mètres de hauteur), on voit se profiler le portrait d’Abraham Lincoln.

Le mouvement cubiste, les tableaux de Mondrian qui se limitent également en couleur, ou de Klee, l’impressionnisme et le pointillisme, les racines du Pixel Art dépassent de loin la seule apparition de l’informatique.

Le mouvement du Pixel Art s’oppose à l’hyperréalisme, qui est une enjeu du développement technologique des jeux vidéo mais qui est aussi un courant de l’art contemporain particulièrement influent aux Etats-Unis. Le Pixel Art ne se construirait-il pas en rupture comme le pointillisme avait pu l’être en son temps avec l’académisme.

Röhrer se demande ainsi si le Pixel Art ne serait pas tout bonnement l’impressionnisme ou le pointillisme du XXIème siècle.

Le pixel art, observateur de la société contemporaine

Cette forme d’art correspond bien aux préoccupations de notre société du XXIème siècle.

Il dépeint une société envahi d’écran, complètement bouleversé par la révolution numérique, dominé par la technologie. L’homme n’expérimente plus par lui-même puisque la découverte du monde qui l’entoure passe par internet et le prisme déformant du numérique. Internet crée une société virtuel: échanges, amours, communautés. Cette société numérique est parfois en opposition avec notre organisation sociale: libre échange, plus de limitations morales… Le Pixel Art est un mode d’expression privilégié pour décrire cette ambivalence entre réel et virtuel et s’interroger sur l’évolution de notre société.

Pixel Art dans l’art contemporain

Progression de 8 pixels pervertis par Anglea Bulloch

Les Fractals Flowers, une réalité virtuelle autonome

Ces thématiques sont contemporaines et symptomatiques de notre époques. Aussi on les retrouve très souvent dans les travaux des plasticiens, tenants de l’art contemporain, qu’il utilisent ou non le pixel comme mode d’expression.

Lors de notre visite de l’exposition Turbulences, deux oeuvres étaient consacrés au pixel : les pixels pervertis d’Angela Bulloch et les pixels liquides de Miguel Chevalier (des pixels évoluant de manière autonome avec lesquels le spectateur peut interagir) sont deux oeuvres très différentes mais qui interrogent encore, chacune à leur manière, la société contemporaine. Miguel Chevalier est par ailleurs un grand nom de l’art numérique et utilise très souvent le pixel qui marque bien cette césure entre univers virtuel et monde réel.

Néanmoins, comme l’art numérique, le Pixel Art est très peu exposé et reste très souvent ghéttoïsé dans des musées qui lui sont consacrés. Mais peut-être serait ce justement sa contemporanéité qui nuit à sa reconnaissance par les impétrants de l’art.

Pourtant le Pixel Art a des assises culturelles populaires: son utilisation dans la communication et la publicité atteste de cet engouement. Le lien de filiation entre le Pop Art et le Pixel Art apparaît dès lors évident. Parricide? Le jeu vidéo de Cory Arcangel (hommage au zapper de la NES) propose de tirer sur Andy Warrhol tout en évitant le papy de KFC, le pape ou encore le rappeur Flavor Flav.

Le Pixel Art est un mouvement plus complexe qu’il n’apparaît formellement. Il trouve ainsi ses sources tant dans l’histoire de l’art que dans l’apparition des jeux vidéos. Il ne touche donc pas uniquement les graphistes et créateurs de jeux, mais bien l’ensemble des pratiques artistiques.

Le pixel est devenu un mode de représentation du monde,  attestant de l’influence du numérique et d’internet sur nos modes de vie, notre culture et notre société.