Visa pour l’image : la morale du drame humain

Par Memoiredeurope @echternach

Le monde global est d’abord le monde du rien et de l’insignifiant ! Le chat qui meurt sous les roues d’une voiture à Tucson n’est en rien différent de celui qui périt sous les crocs d’un chien dans les rues de Naples. Mais les deux morts peuvent faire immédiatement l’objet d’une retransmission mondiale sur les sites sociaux et venir se placer à égalité d’intérêt, à côté de l’immeuble d’Alep effondré sous les projectiles destructeurs commandés par un dictateur, ou bien venir voisiner le corps de la fillette anglaise réfugiée sous les corps criblés de balles de ses parents. Tous des chiens écrasés. Autrement dit : l’écume des jours.

Mais qui montre la réalité des drames dans leur profondeur ? Qui en approche le sens et qui ose encore capturer et transmettre l’image des massacres quotidiens ? Ils paraissent nombreux ces enragés tant les images présentées à Perpignan sont en effet nombreuses. Mais en même temps ils sont si peu. Ils sont les héritiers des aventuriers qui offraient leurs émotions au monde quand il fallait encore rapporter un témoignage photographique sous forme d’une pellicule avec soi, pour être cru. Les photojournalistes que l’on croise et qui se croisent dans cette ville du Sud chaque année, au moment où le soleil décline, sont toujours des aventuriers car ils se chargent d’eux-mêmes et volontairement d’être notre conscience morale et de saisir l’instant où le tyran tombe à terre ou bien sort de son trou, l’instant où le prisonnier transpire de peur, celui où le vainqueur d’une joute sportive ou politique se met à sourire. Ils sont là par passion, par addiction, par conviction et d’ailleurs très souvent personne ne les envoie et ne les attend vraiment.

Photographes des chiens écrasés, vraiment ? Délégués de notre bonne conscience, vraiment ? Il y a ceux qui aiment la peur et il y a ceux qui s’arrêtent longtemps, s’immergent, qui reviennent souvent ébranlés, mais qui iront se fondre dans un nouveau monde pour le comprendre, jusqu’à ce qu’ils en saisissent la part d’humanité dont nous avons besoin.

On peut comprendre alors pourquoi cette nécessité de se retrouver régulièrement en dehors des zones de combat et de se tenir chaud, et de se raconter les profondeurs des drames humains dont ils se sont approchés, quitte à se brûler, persiste de manière impérieuse.

Ce sont nos témoins et pourtant leurs témoignages ne sont plus demandés par personne, alors qu’ils devraient être exigés. Ils ne sont plus demandés parce que nous pensons que nous sommes tous devenus journalistes sur nos profils internet et que nous y travaillons comme photographes grâce à l'étrangeté des clichés d'instagram. Ils ne sont plus recrutés sauf s’ils racolent le sensationnel, le scandaleux et satisfont les besoins des voyeurs.

Les princes du jour, dans leur nudité, récoltent des ovations et ceux qui les ont piégés, des récompenses. Je ne parle pas de ceux-là. Pourtant ceux que j’aime nous font voir des drogués, des prostitués, des morts-vivants, des mourants, des petites filles sacrifiées, des femmes violées, des fous enchaînés, des meurtriers, des foules apeurées ou agressives ; autrement dit l’arrière-plan et les coulisses du monde. Par leur exigence de vie, ceux-là sont des moralistes. Ils se placent exactement là où l’image jaillit, juste à cet instant-là, pour nous permettre d’amorcer un jugement personnel et ne pas simplement rester sur une compassion vaine.

Jean-François Bizot, le Directeur de Visa rappelle la célèbre phrase de Pierre Lazareff : « Un chien qui mord une vieille dame, ça n’intéresse personne ; une vieille dame qui mord un chien, c’est de l’information. » Certes, mais ce que cette morsure fait comprendre d’une offense qui a peut-être été faite à la dignité de cette vieille dame, de son exaspération devant la méchanceté du monde, et peut-être de sa folie, une photographie en donnerait un point de vue symbolique qui la ferait entrer dans le légendaire. La photographie qui montrerait cette scène pourrait alors certainement placer la vieille dame à côté d’Antigone ou d’Ulysse.

Je vais à Perpignan, comme je relis l’Odyssée, parce que je vis comme beaucoup dans des pays immédiats qui ne pratiquent plus la création des mythes et pensent même qu’ils n’en n’ont plus besoin !

Est-ce que le fait que la première publicité que j’ai aperçue en arrivant à Bucarest en septembre 1995 était une banderole qui annonçait l’ouverture du McDonalds le 16 juin de la même année était ou non une information ? Plus significative même que l’image d’un couple fusillé dans une arrière-cour un soir de décembre six années plus tôt ?

Combien puis-je sélectionner d’images sur la Roumanie parmi les milliers prises en plus de quinze années qui disent vraiment la Roumanie et qui en racontent un moment significatif ? Celle des manifestants d’associations Roms devant l’ambassade de France, à côté de chez moi, il y a deux ans dans les jours où les ministres français de droite étaient venus en visite ? Probablement, puisqu’en rappelant que la liberté de circulation, c’est-à-dire le droit de revenir au pays en y étant contraint, coûte 300 euros, elle garde une actualité frappante à la suite de la visite récente des ministres français de gauche, des hommes aussi désemparés que leurs prédécesseurs.

Ou bien en juillet 2001, celle du musée du village de Sighet où Ana Blandiana et des dissidentes tchèques boivent un verre de bière non loin de Stéphane Courtois, l’auteur du Livre Noir du Communisme et d’un ancien journaliste de Radio Romania Libera et que les étudiants qui ont suivi une semaine de conférences dans le cadre d’une école d’été de prise de conscience de l’importance d’une citoyenneté retrouvée, décompressent autour d’un feu qui dispersait l'humidité.

L’information et surtout l’information photographique c’est d’abord du temps, je veux dire de la durée, de la proximité, pas la capture d’une image brouillée, par un drone invisible !

On fête ces jours-ci le centenaire de Marshall McLuhan. Il n’a pas apporté toutes les réponses aux défenses dont nous aurions besoin vis-à-vis des changements anthropologiques que les nouveaux medias nous ont fait subir, mais il a posé pratiquement toutes les bonnes questions. Voici une « réponse » certes synthétique, mais qui s’adressait à tous puisqu’elle faisait partie d’une interview dans Playboy en mars 1969.

« Because inherent in the artist’s creative inspiration is the process of subliminally sniffing out environmental change. It’s always been the artist who perceives the alterations in man caused by a new medium, who recognizes that the future is the present, and uses his work to prepare the ground for it. But most people, from truck drivers to the literary Brahmins, are still blissfully ignorant of what the media do to them; unaware that because of their pervasive effects on man, it is the medium itself that is the message, not the content, and unaware that the medium is also the message — that, all puns aside, it literally works over and saturates and molds and transforms every sense ratio. The content or message of any particular medium has about as much importance as the stenciling on the casing of an atomic bomb. But the ability to perceive media-induced extensions of man, once the province of the artist, is now being expanded as the new environment of electric information makes possible a new degree of perception and critical awareness by non-artists… The present is always invisible because it’s environmental and saturates the whole field of attention so overwhelmingly; thus everyone but the artist, the man of integral awareness, is alive in an earlier day. In the midst of the electronic age of software, of instant information movement, we still believe we’re living in the mechanical age of hardware. At the height of the mechanical age, man turned back to earlier centuries in search of “pastoral” values. The Renaissance and the Middle Ages were completely oriented toward Rome; Rome was oriented toward Greece, and the Greeks were oriented toward the pre-Homeric primitives. We reverse the old educational dictum of learning by proceeding from the familiar to the unfamiliar by going from the unfamiliar to the familiar, which is nothing more or less than the numbing mechanism that takes place whenever new media drastically extend our senses.” Just brilliant!

Des présentations de différentes expositions de Visa : mon site de « curating » sur les photos et les photographes.

Une contribution personnelle sur Visa pour l’image 2011.

Et une série de contributions en 2010 :

http://memoiredeurope.blog.lemonde.fr/2010/09/09/en-direct-de-perpignan-visa-pour-l%e2%80%99image-souffrances-partagees-lignes-divisees/

http://memoiredeurope.blog.lemonde.fr/2010/09/04/en-direct-de-perpignan-visa-pour-l%e2%80%99image-la-seconde-mort-de-tchernobyl/

http://memoiredeurope.blog.lemonde.fr/2010/09/04/en-direct-de-perpignan-visa-pour-l%e2%80%99image-impressions-d%e2%80%99une-ville-multiculturelle/