La ronde des jurons, dans le droit positif

Publié le 20 septembre 2012 par Copeau @Contrepoints

L'injure suscite aujourd'hui des recours contentieux de plus en plus nombreux. Le cas le plus récent est celui intenté par Bernard Arnault contre Libération.

Par Roseline Letteron.
L'article 29 de la loi de 1881 définit l'injure comme "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait précis". C'est précisément cette absence de fait précis qui distingue l'injure de la diffamation, sans pour autant conférer un contenu précis à la notion d'injure.

En dépit de cette imprécision, l'injure suscite aujourd'hui des recours contentieux de plus en plus nombreux. Le cas le plus récent est celui intenté par Bernard Arnault contre Libération. D'autres plaintes sur ce fondement avaient été déposées auparavant contre Jean-Luc Mélenchon et Madonna par Marine Le Pen, ou contre Arnaud Montebourg par les salariés de Sea-France. Mais les politiques et les "people" ne sont que la partie apparente d'un contentieux beaucoup plus étendu. La brutalité actuelle des relations de travail suscite de nombreux recours, de plus en plus souvent fondés sur l'injure. Il est vrai que le droit est un reflet de la société comme un autre, et que l'ancien Président de la République avait donné l'exemple, avec son célèbre "Casse toi pôv' con".

Injure au Chef de l’État ou injure du Chef de l’État

En l'occurrence, le délit d'injure est très particulier, lorsqu'il concerne le Chef de l’État. Lorsque celui-ci est l'auteur de l'injure, il ne peut être poursuivi en raison de son statut pénal particulier qui le met à l'abri des poursuites, du moins pour les actes liés à ses fonctions. La seule exception réside dans le cas de haute trahison, la vulgarité du langage n'entrant pas dans cette catégorie. En revanche, lorsque le Président de la République est le destinataire de l'injure, il fait l'objet d'une protection particulière par le délit d'offense au Chef de l’État qui trouve son fondement légal dans l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881. Le manifestant qui avait brandi une affichette reprenant "Casse toi pôv' con" au passage de l'ancien Président Sarkozy a été condamné sur cette base, à une amende de 30 €. Cette distinction dans le régime juridique de l'injure, selon que le Président est auteur ou victime des propos incriminés, illustre la difficulté de cerner l'injure comme notion juridique unique.

Injures dans le travail

Dans l'entreprise, l'injure, qu'elle s'exerce à l'égard d'un supérieur hiérarchique ou d'un collègue de travail, est considérée comme un comportement violent, et peut constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement, voire une faute grave. Cette simplicité n'est qu'apparente, et la jurisprudence fait preuve d'une grande subtilité pour qualifier un comportement d'injurieux.

L'injure est rarement sanctionnée seule, en tant que telle. C'est ainsi que la Cour de cassation écarte, dans une décision du 16 février 1987, la qualification de faute grave, lorsqu'un employé a traité son supérieur de "connard", dès lors que le premier avait une ancienneté de plus de vingt ans dans l'entreprise et bénéficiait, à ce titre, d'une grande liberté de ton à l'égard du second, l'injure ayant fusé lors d'une discussion très animée, en quelque sort dans le feu du débat. En revanche, l'injure est qualifiée de faute grave, lorsqu'elle s'accompagne d'un dénigrement de l'entreprise, par exemple quand elle est proférée en présence de clients (Cass. Sociale, 25 juin 2002). À l'inverse, lorsqu'elle est proférée par un supérieur hiérarchique à l'égard d'un subordonné, voire entre deux collègues de même place dans la hiérarchie, l'injure constitue une faute grave quand son caractère répété s'analyse finalement en harcèlement moral. L'injure est donc le plus souvent l'indice, soit d'un dénigrement, soit d'un harcèlement.

Injures dans les médias

La jurisprudence sur l'injure proférée dans les médias se montre tout aussi impressionniste. Les éléments constitutifs de l'injure varient selon son auteur et son destinataire. Dans un premier temps, la jurisprudence a considéré que les propos des hommes ou des femmes politiques et des journalistes doivent être considérés avec davantage d'indulgence, car le débat politique peut être vif, et tolérer des formules qui pourraient sembler injurieuses dans un autre contexte.

Aujourd'hui, cette indulgence s'étend à l'hypothèse dans laquelle l'homme ou la femme politique ou le journaliste n'est plus l'auteur des propos injurieux, mais sa victime. Lorsqu'un rappeur évoque "ce con d’Éric Zemmour" et déclare mettre "un billet sur la tête" de celui qui le fera taire, il n'est pas condamné pour injure. Pour le juge, la victime étant "un personnage public", une "plus grande tolérance s'impose". Cette évolution trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne Prager et Oberschlik c. Autriche de 1995. Elle considère en effet qu'une certaine dose d'exagération et de provocation est admissible dans le débat public, consacrant ainsi l'idée que le pamphlet fait partie du débat politique.

L'injure publique est donc punie avec une intensité variable selon son auteur et selon la victime. Lorsque cette dernière est une personne privée, que l'injure fait sortir de l'anonymat contre son gré, la sanction est plus lourde. Lorsque la victime est une personne publique, le juge a tendance à considérer que l'injure fait plus ou moins partie du débat public. Il ne reste donc plus qu'à réhabiliter "tous les morbleus, tous les ventrebleus, les sacrebleus et les cornegidouilles, ainsi parbleu que les jarnibleus et les palsembleus".

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