Le Monde libre – David Bezmozgis

Par Livraire @livraire

Belfond
Traduit de l’anglais (Canada) par Élisabeth Peellaert
ISBN : 978-2-7144-5033-3
Titre original : The Free World

En pleine Guerre froide, après la coexistence pacifique, les années 70 sont marquées par une politique de détente : le bloc de l’Est entretient avec les pays de l’OTAN des relations plus soutenues, marquées par des négociations et des échanges continus. Tandis que Moscou ouvre ses frontières, c’est près de 30 000 juifs qui quittent l’URSS en une seule année alors que cette émigration était jusque là restée très faible.

C’est dans ce contexte historique particulier que s’ouvre Le Monde libre, nous plongeant directement parmi les membres de la famille Krasnansky au beau milieu de la gare de Vienne et sur le point de prendre un train pour Rome. Samuil et Emma, les parents déjà âgés. Karl, le fils aîné pas toujours très réglo, sa femme, Rosa et leurs deux insupportables enfants. Alec, le cadet, éternel séducteur, et sa femme, Polina, trimballée dans la vie de son mari comme dans le récit.
Avec leur arrivée à Rome, leur installation à la pensione et les premières démarches pour obtenir un visa américain, se dessine non seulement leur situation, mais aussi celle de milliers d’autres personnes comme eux. À travers l’histoire de cette famille, on retrace tout un pan de l’Histoire des juifs vivant dans les pays de l’Est. L’époque où ceux-ci ont été annexés par la Russie et après la Seconde Guerre mondiale par le biais du récit de Samuil, né en 1913 à Kiev. Son père a été tué par les russes blancs en 1917 et Samuil s’installa avec sa mère et son frère à Riga, juste avant l’indépendance lettone. Karl et Alec sont de la génération de la Guerre froide et de Khrouchtchev.
En même temps que l’introduction des différents protagonistes, c’est aussi celle des dissensions et tensions familiales qui ne feront que se renforcer tout au long du récit, que ce soit pour des questions religieuses, politiques et bien d’autres puisqu’une fois arrivé à Rome, rien ne se passera comme prévu : ni pour Chicago, destination initialement choisie, ni par rapport à l’unité précaire de la famille.

D’un point de vue narratif, la structure du roman utilise les points de vues de plusieurs personnages, nous décrivant leurs vies à Rome avant de remonter dans leurs souvenirs respectifs. Si elles sont riches en événements et mêlent habilement la petite histoire à la Grande, ces descriptions prennent par moment des allures d’imageries de la vie quotidienne en URSS sous Staline et Khrouchtchev. Tout est extrêmement précis, construit, documenté, à tel point que la lecture de certains passages peut s’avérer quelque peu rébarbative à force de jongler entre les sigles, les noms en russes et en yiddish et les procédés bureaucratiques. Si certains sont annotés, ce n’est pas le cas de tous. Il n’y a rien d’insurmontable, mais cela peut nécessiter une interruption de la lecture pour raviver le souvenir de cours d’Histoire remontant au lycée (notamment pour le Komsomol), ce qui peut décourager un éventuel lecteur qui ne serait pas encore très accroché au livre.
L’emploi de quelques expressions en italien non traduites n’est qu’un autre détail. En revanche, on peut regretter que le passage de la page 323, plus conséquent, ne l’ait pas été. Certes le niveau d’italien utilisé est loin d’être compliqué, mais encore une fois, un lecteur ne possède pas forcément des notions d’italien ou peut avoir envie de ne pas passer une demi-page en déchiffrant ou en la sautant, purement et simplement.  (À noter que je ne jette en aucun cas la pierre à la traductrice qui a traduit ce livre de l’anglais. Je suppose que cela relève plutôt d’une décision éditoriale).

Hormis les points énoncés ci-dessus, l’écriture est fluide, simple, parfois même un peu trop, presque cinématographique. Il est facile d’imaginer les scènes avec le déroulement des différentes séquences tant le décor est bien planté. L’action gagne en relief et en couleur ce qu’elle perd en profondeur, en subtilité. Les personnages en deviendraient presque fatigants tellement ils semblent engoncés dans des archétypes : Alec et son manque de jugeote, Polina aussi inerte qu’une poupée de chiffon, Karl suffisant et pas très net… C’est indubitablement un livre maîtrisé. Un peu trop peut-être. Il finit par manquer d’âme, d’émotion. Il est toujours délicat de mêler spéculations sur la vie personnelle et le passé d’un auteur avec son écriture, mais l’exergue étant dédiée, selon toute vraisemblance, à des membres de sa famille, on peut sans doute supposer sans trop extrapoler que l’équilibre de la pudeur, en est probablement la raison.

Tout ce qui a trait aux questions de la religion juive, des questions sur la pratique ou la non-pratique du judaïsme et le débat qui en découle est en revanche très brillamment abordé et non sans humour.

Pour aller plus loin :
Un article de la revue Cairn : L’émigration des Juifs soviétiques

Cette chronique a été réalisée en partenariat avec le site Chronique de la Rentrée littéraire
Challenge 1% Rentrée littéraire 2012