Découvrez mon texte : “La lettre”. Une dernière lettre…

Par Alyette15 @Alyette1

“La lettre”

Ma chère maman,

« Je t’écris, oui c’est ça, je t’écris. On m’a dit de t’écrire, on m’a conseillé ». Enfin on, le Docteur Chauveau, tu sais celui de l’avenue Jean-Baptiste Clément, le cabinet en face du glacier.

Ici, il fait encore beau, un peu comme si l’hiver renonçait. Je n’ai pas commencé les travaux d’embellissement prévus dans l’appartement ;  tu me connais n’est-ce pas ? Je remets sans cesse les choses au lendemain, pensant que le jour d’après je retrouverai un peu le courage de faire. Faire, faire, le verbe trottine dans ma tête, me dépossède de mes émotions. Le Docteur Chauveau, encore lui, m’a parlé de blessures narcissiques, de restauration somatique, bref toutes ces phrases jargonneuses si compliquées qui me donnent l’impression d’être sotte.  Je ne lui confie plus mes songes, j’ai trop peur qu’il les vole. Il a une tête de voleur de songes, celui-la. Et toi maman, comment vas-tu ? Comment vont la promenade des anglais et ses divas fardées du bord de mer ? Tu ne leur ressembles pas, dis maman ? Comment fais-tu pour être si riche ?  Je t’ai vu pleurer pour des bijoux mais jamais pour moi. Tu as cette force incroyable de paraître ce que tu es : irrésistiblement vénale avec un regard bleu où le soleil ne se couche jamais.

Ici, chez moi -enfin dans la chambre de bonne que tu m’as donnée- il y a toujours des livres empilés les uns sur les autres. Je n’ai plus la force de les ranger, parfois celle de les regarder. Je lis leurs titres : « Mort à crédit »“J’irai cracher sur vos tombes”, « Les morts ont tous la même peau ».  Je suis entourée de bienveillants cadavres littéraires. Cela fait plusieurs jours que je n’ai presque rien mangé, ni bu. J’aime cet ascétisme, cette austérité de l’âme. L’âme n’est-ce pas ce qui me fait défaut ?  L’autre jour, j’ai pris une douche. J’étais si bien sous l’eau, j’avais envie d’y rester pour toujours. Sous cette eau, eau sans odeur ni calcaire, l’eau de la ville. J’ai pensé à toi, à tes jambes fuselées sur la promenade des anglais, à la laisse de ton chien, à ta magnifique vanité. Après la douche, j’ai dormi.

Si je devais ne plus te voir, je regretterais une chose, tu vas rire n’est-ce pas ? Ton parfum, oui, celui de ton cou, ce cou que tu m’offrais si rarement. Finalement, tout n’est qu’une histoire d’odeur, peu importe qu’elle soit bonne ou mauvaise. Je te laisse. J’ai encore plein de choses à faire, tu sais toutes ces petites choses que tu fais faire par les autres. Descendre la poubelle, nourrir le chat et même pleurer. Dans le tiroir gauche de la commode, j’ai rangé une photo de nous, celle de l’été 1976. Nous étions au bord de la mer, te souviens-tu ? Je suis de face grassouillette dans ma robe vichy et tu es de dos. Tu as toujours eu un très beau dos.

Il est temps de se quitter. Ici il fait beau. C’est un bon jour pour des adieux. Maman, je n’aime ni les roses, ni les crucifix, simplement le bruit de la mer, tu sais, celui que l’on entend si bien de la fenêtre de ta chambre.

Affectueusement.
Lucie

Astrid MANFREDI, le 24/09/2012