"La jouissance" de Florian Zeller

Publié le 04 octobre 2012 par Francisrichard @francisrichard

Le sous-titre de ce livre est Un roman européen. En quoi ce roman écrit en langue française est-il européen?

La quatrième de couverture de La jouissance reproduit deux extraits du début de ce roman dont "l'histoire commence là où toutes les histoires devraient finir: dans un lit".

Le titre a donc une forte connotation érotique. Mais, quel rapport avec l'Europe?

Eh bien, tout le long de son récit l'auteur dresse un parallèle entre le couple de Nicolas et de Pauline et le couple franco-allemand autour duquel l'Union européenne s'est constituée, couples à l'origine tout à fait classiques.

Nicolas et Pauline forment toutefois un couple représentatif de notre époque avec tout ce que cela comporte d'inconstances, de malentendus et de pertes de repères.

Pauline travaille dans une grande entreprise de cosmétique. S'il existe bien trois catégories d'êtres, les nostalgiques, les jouisseurs et les angoissés, qui vivent respectivement dans le passé, dans le présent et dans l'avenir, Pauline est passée de la première catégorie, à 20 ans, à la troisième, à 30 ans, en ayant sauté l'étape de la jouissance, "la seule étape qui mérite d'être vécue" selon le narrateur.

Nicolas est réalisateur, du moins dans ses rêves, peuplés du Voyage en Italie de Rosselini et du Mépris de Godard. En attendant que ses rêves deviennent réalité, il est "chauffeur pour les acteurs" et tente d'écrire un scénario quand il a du temps libre. Nicolas appartient à l'évidence à la deuxième catégorie, celle des jouisseurs. Un jouisseur "obtinément tourné vers la joie". Ce qui a le don de rassurer Pauline et de lui faire chasser ses mauvaises pensées.

Si l'Ode à la joie de Beethoven est devenu l'hymne européen, faute pour les pères de l'Europe d'avoir trouvé un chant de paix qui aurait fait l'unanimité, l'hymne national de Pauline et Nicolas est Perfect Day de Lou Reed. Si l'Union européenne se traduit par la disparition des frontières, Pauline abolit les siennes dans ses relations sexuelles avec Nicolas après qu'ils se sont mis en ménage.

Nicolas, après à peine deux ans de vie commune, se pose la question:

"Un homme peut-il se satisfaire sexuellement d'une seule femme?"

Il fantasme sur un ménage à trois, qui se retrouveraient dans le même lit. Aux côtés de Pauline, participerait aux ébats la belle Sofia, aux aventures multiples, à l'hédonisme revendiqué, amie serbe de Pauline, qui, elle, "n'envisage pas le sexe autrement que comme une confirmation de l'amour".

Quand Helmut Kohl et François Mitterrand se serrent la main à Verdun, le sacrifice des poilus et de leurs alter ego allemands en devient un peu plus absurde. Nicolas, lui, né au tout début des années 80, appartient à une génération qui n'a pas connu de sacrifice, mais seulement "les égratignures de la vie ordinaire". Il ne peut donc pas comprendre. Il refuse le sacrifice inutile d'une vie pépère avec bobonne et le vieillir ensemble que Pauline lui propose.

L'espéranto devait être une langue de fraternité, de réconciliation et de paix. Jean-Paul Sartre, de même, avait voulu réinventer le couple. Il avait déclaré à Simone de Beauvoir que leur amour était un amour nécessaire, mais qu'ils devaient expérimenter des amours contingents, qui ne le remettraient pas en cause. Alors que Sofia essaie de faire relativiser par Pauline l'éventuelle infidélité de Nicolas avec une certaine Victoria, pour Pauline l'espéranto du couple sera toujours une langue étrangère.

Il y a deux voies possibles pour se consoler de ne pas être immortel, la création et la procréation. Les pères de l'Europe avaient choisi de réconcilier les nations plutôt que d'équilibrer les puissances. Ils pensaient que, si l'Europe était morcelée, elle resterait faible. Ils voulaient donc unir les nations les unes aux autres, en quelque sorte fonder une famille.

Pauline pense de même que "fonder une famille, c'est partager avec quelqu'un le désespoir d'être mortel et, de la sorte, s'en consoler un peu". Nicolas ne pense pas ainsi. Quand son père quitte sa femme pour une plus jeune femme, qui a la trentaine comme lui, il ne parvient pas à savoir s'il lui en veut ou s'il l'envie. Après la grossesse de Pauline, lorsque l'enfant paraît, Nicolas et Pauline croient qu'ils vont se rapprocher, mais c'est tout le contraire. Nicolas devient réellement infidèle et Pauline, après en avoir souffert, veut couper les ponts.

Parallèlement les pays européens se sont endettés. L'Union qui devaient les rendre forts s'avère un lourd fardeau. Ils ont vécu au-dessus de leurs moyens. Les Européens étaient obnubilés par leur seule jouissance. Ils allaient sortir de l'épreuve appauvris et les sacrifices qui leur seraient demandés seraient sévères. Mais Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se serrent cependant solennellement la main sur le parvis de l'Elysée.

Le narrateur est persuadé que seul le pardon permettrait à Pauline et à Nicolas de se retrouver et de se voir tels qu'ils sont, comme la France et l'Allemagne ont fini par se réconcilier après s'être déchirées:

"Sans pardon, la rancune impose son règne de pierres, et ils ne peuvent plus se rejoindre: la légèreté de Nicolas est une trahison pour Pauline, de même que son espérance amoureuse se referme sur lui comme un piège. Elle ne comprend pas sa peur d'être privé du monde, et il n'entend pas sa crainte d'être abandonnée."

Ce livre avait les qualités requises pour être une peinture d'un couple de notre époque comme il en est bien d'autres et qui souffrent du fait d'être composés de partenaires qui ne vivent pas dans le même temps, sur la même longueur d'onde, et ne se comprennent pas. Etait-il donc bien nécessaire pour autant de faire la comparaison entre le destin de ce couple et celui du couple franco-allemand? Car, des destins collectifs sont-ils vraiment comparables à des destins individuels?

Un moment donc, j'ai imaginé que ce roman était débarrassé de ses scories géopolitiques superfétatoires. Il devenait un roman qui avait pour vertus d'être un témoignage fort instructif sur les moeurs contemporaines et de comporter des dialogues criants de vérité - Florian Zeller est un excellent auteur de théâtre - entre des protagonistes ne jouant malheureusement pas dans la même catégorie existentielle.

Francis Richard

La jouissance, Florian Zeller, 176 pages, Gallimard ici