Le futur frappe à la porte...

Publié le 12 octobre 2012 par Toulousejoyce

Joël de Rosnay

Directeur de la Prospective et de l'Evaluation

Cité des Sciences et de l'Industrie – Paris

Avant-propos

J'ai toujours aimé les molécules. En 1965, au sortir de ma thèse de doctorat ès sciences menée à l'Institut Pasteur, j'ai écrit un livre sur la biologie que l'on venait tout juste de nommer "moléculaire". Un petit livre de vulgarisation intitulé "Les Origines de la Vie". Ce qui me passionnait à cette époque, c'était l'apparition des êtres vivants sur la Terre primitive à partir de matériaux de construction formés dans l'atmosphère et les océans. Comment a pu naître l'extraordinaire complexité de la cellule, unité microscopique du monde vivant ?

Après une expérience de recherche et d'enseignement acquise à Boston au Massachusetts Institute of Technology (MIT) entre 1967 et 1971 - avec en prime la découverte de l'informatique - j'ai travaillé dans une entreprise de "capital risque" spécialisée dans le financement et le lancement d'entreprises technologiques. Ce fut l'occasion d'une nouvelle découverte : celle de la complexité des entreprises, de l'économie et des grands cycles de régulation.

Pour mieux décrire cet infiniment complexe j'ai forgé un outil symbolique : le macroscope. Il a donné son nom à un livre publié en 1975, consacré à l'approche systémique. Pour moi, le macroscope était complémentaire du microscope et du télescope, instruments d'observation de l'infiniment petit et de l'infiniment grand. C'était un nouvel outil destiné à mieux comprendre la complexité.

Aujourd'hui, après une douzaine d'années d'utilisation de micro-ordinateurs personnels, il me semble que l'outil symbolique que je décrivais a désormais une existence réelle : grâce à ses capacités de simulation, l'ordinateur est devenu un macroscope. Il nous permet de mieux comprendre la complexité et d'agir sur elle avec plus d'efficacité pour construire et gérer les grands systèmes dont nous sommes les cellules : entreprises, villes, économies, sociétés, écosystèmes Grâce à ce nouveau macroscope, une autre vision du monde est en train de naître. Elle se fonde sur une approche unifiée des processus d'auto-organisation et d'évolution des systèmes complexes. Certains appellent cette nouvelle pensée "science de la complexité".

A partir de cette vision de synthèse, j'ai eu envie de raconter l'origine d'une nouvelle forme de vie sur la Terre : celle d'un macro-organisme planétaire constitué par l'ensemble des hommes et des machines, organismes, réseaux, nations Un macro-organisme encore embryonnaire, tentant de vivre en symbiose avec l'écosystème planétaire.

C'est l'histoire de l'émergence de cette macro-vie que je vous propose dans ce livre. Une nouvelle histoire des origines de la vie à laquelle, cette fois, nous participons directement en tant que cellules. Une histoire destinée à éclairer l'avenir que nous construisons encore à tâtons : celui de l'homme symbiotique.

Je suis conscient de l'ampleur de cette tâche et de l'ambition d'un tel projet. On pourra le considérer comme une utopie réalisable plutôt que comme un scénario du futur. Une utopie destinée à donner un sens à nos actions quotidiennes en vue de bâtir ensemble le monde de demain.

Remarque : Pour faciliter la lecture, certains mots d'usage peu courant sont regroupés dans un glossaire à la fin de l'ouvrage. 

Remerciements.

Je remercie particulièrement pour leur aide précieuse lors de la préparation et de la relecture du manuscrit : Stella de Rosnay, Elizabeth Roumanteau, Tatiana Jolly-de Rosnay, Agnès Gros-Daillou, ainsi que Jacques Bessieres, Bérangère Colas, Brigitte Coutant, Yves Cumunel, Claude Grenié, Aymar de Mengin, Claire de Narbonne.

Introduction

L'histoire et les lois naturelles

La myopie des politiques face au futur est parfois consternante. Dix ans paraissent une éternité. Le monde est trop complexe, son évolution imprévisible. L'avenir se cache sous un voile pudique. A cinq ans de l'an 2000, qui ose se hasarder à décrire les structures possibles de nos sociétés technologiquement avancées aux alentours de 2030 (dans une génération) et leurs relations avec les pays moins avancés ? A part les extrapolations démographiques (10 milliards d'habitants dans 30 ans !) ou technologiques, filière par filière, pour le prochain siècle, l'avenir semble bouché. Un mur se dresse devant nous. L'an 2000, longtemps considéré comme un horizon prospectif mythique, est désormais banal et 2100 ne présente que peu d'intérêt pour la gestion des affaires courantes. L'avenir se cantonne aux débats de personnes, généralement focalisés sur les prochaines échéances électorales.

La prévision est impossible, nous disent les experts, car les évolutions sont chaotiques, fluctuantes, aléatoires, buissonnantes, soumises à de brutales accélérations suivies de périodes de stagnation. Un fait banal survenant dans un contexte favorable, et amplifié par les médias, peut changer le destin d'une nation. C'est "l'effet papillon" popularisé par Edward Lorenz, un des pères de la théorie du chaos. Selon sa célèbre expression, le battement d'ailes d'un papillon à Singapour peut déclencher une tornade dans les Caraïbes en raison de l'instabilité des masses d'air de l'atmosphère. 

Aucune prévision d'ensemble ne semble réaliste à plus de deux ou trois ans. Et chacun de ressortir les exemples de l'effondrement de l'ex Union Soviétique à la suite de la destruction du mur de Berlin, de la paix entre Israël et la Palestine ou de l'impact économique et politique du sida. Evénements tous impensables il y a 15 ans. Certes, ces événements font l'histoire. Mais écrire l'histoire en parallèle avec la conduite de l'évolution ne représente plus la chasse réservée des politiques, des économistes, des industriels, voire des journalistes ou des sociologues. Il existe des lois naturelles encore plus fortes que celles qui régissent nos sociétés. Des lois auxquelles sont soumises toutes les organisations de la nature -celles que forment les molécules, les cellules, les insectes ou les hommes. Une meilleure connaissance de ces lois, avec lesquelles il est impossible de transiger, peut éclairer notre chemin. 

Cette connaissance est sur le point d'émerger. Elle jette les bases d'un compromis entre la gestion politique et économique traditionnelle du monde et son pilotage concerté à l'aide d'outils et de tableaux de bord nés sous le regard unificateur des sciences de la complexité. N'oublions pas que "cybernétique" (l'art du pilotage des machines) et "gouvernement" (l'art de la gestion des systèmes complexes) ont la même étymologie*.