Toujours été fasciné par la rigueur conceptuelle de Pierre Soulages, la
droite ligne qu’il trace depuis 50 ans, en solitaire, dépassant tous les
courants auxquels on a voulu le rattacher pour affirmer sa singularité
vertigineuse, radicale. Avec des moyens réduits qui pourraient laisser présager
la répétition fastidieuse d’un même et unique principe, Soulages étonne par sa
capacité de renouvellement, d’expérimentation, par l’actualité toujours remise
en jeu et la modernité de ce qu’il réalise. A 90 ans passé, il confessait
dernièrement : « Mon passé m’intéresse assez peu. Ce qui me passionne
et me préoccupe, c’est ce que je vais peindre demain ». Alors qu’un nombre
incalculable de jeunes (et moins jeunes) artistes ne font que répéter une idée
ou une manière, lui fait l’impression de ne rien céder à l’habitude, poursuivant
sans relâche et avec exigence singulière, une quête unique, oui, mais
manifestée par des gestes différents, des sensibilités variées. Comme sur les
tableaux d’un paysagiste attardé à transcrire toutes les variations
météorologiques, les grandes surfaces monochromes de Soulages expriment tantôt
la grâce, l’élégance, tantôt la raideur d’une pluie oblique, la compacité rude
d’un mur d’abbaye ou la dance, le rythme martelé d’un motif, les ondulations
d’une vague intérieure… et l’on pourrait continuer semble-t-il sans fin. Et
tout ça sans paraître. Il est question de peinture tout autant que d’installation, Soulages
ayant réalisé très tôt que l’œuvre n’était pas dissociable dans l’expérience de
la manière qu’elle a de se donner à voir et de l’environnement dans lequel elle
s’inscrit. Et on pense à ces lettres dans lesquelles Friedrich décrit le
dispositif qui doit accueillir un de ses tableaux et qui, à la manière de la
lumière, de l’architecture et du cadre pour un retable par exemple, plonge le
spectateur dans une disposition particulière (le Romantisme est lié à la
naissance de l’art total). L’œuvre, dans sa réception, est une expérience. Le
tableau est un mur, un pan physique dressé face au spectateur et vers lequel il
se projette tout autant que l’œil l’amène à lui : présence sensible
adressée aux sens. Et c’est avec une franchise désarmante qu’il se donne pour
ce qu’il est : une surface animée de reliefs, de matières que la lumière
révèle ou qu’elle anime. Ou bien l’inverse : une surface dont les reliefs
animent la lumière sous nos yeux. Et c’est ce qui est donné à percevoir :
un jeu impalpable caressant la surface et situant l’œuvre au devant d’elle-même.
L’économie des moyens est extrême en apparence, alors que l’on sait l’artiste
attentif au métier, à son artisanat, mettant au point ses outils, sa pâte.
Quelques gestes amples ou ponctuels, l’alternance de brillances et de matités,
le récent jeu avec les blancs, plus graphique, le format du tableau, les
ruptures qui le syncopent, sa disposition dans l’espace. Et l’impression d’être
confronté à quelque chose d’essentiel, de primitif et raffiné qui renvoie à la
grande temporalité de l’aventure humaine. On reçoit ses tableaux comme ces
quelques signes énigmatiques grattés aux parois de quelques grottes, comme ces
blocs de pierre dressés sur l’étendue, défiant l’espace et le temps :
présences magistrales et humbles, résistant au tumulte, tout intériorisées. Exposition Soulages XXIe siècle, Musée des Beaux arts de Lyon, jusqu'au 28 janvier 2013.