CINEMA: "District 9", histoire, altérité et identité / history, identity and otherness - 2/4

Par Bullesdeculture @bullesdeculture

I - L'Afrique du Sud entre passé et présent, entre documentaire et fiction

"Le fantastique au cinéma n'est permis que par le réalisme irrésistible de l'image photographique. C'est ce qui nous impose la présence de l'invraisemblable, qui l'introduit dans l'univers de choses visibles"1. Cette volonté de Neill Blomkamp d'inscrire le film dans une certaine réalité se retrouve dans les moindres détails de la mise en scène : effets spéciaux presque invisibles, accent afrikaans2 prononcé du personnage principal blanc (mais de nombreux autres langues de la région sont présentes comme l'anglais, le Nyanja, le Zulu, le Xhosa et le Sotho3), acteurs peu ou pas connus (la plupart des comédiens sont sud-africains) et même des figurants pris sur le lieu même du tournage4.

I - South Africa between past and present, between documentary and fiction

"The fantastic in the cinema is possible only because of the irresistible realism of the photographic image. It is the image that can bring us face to face with the unreal, that can introduce the unreal into the world of the visible"1. This Neill Blomkamp's will to include the film in a certain reality is reflected in every details of the direction: almost invisible special effects, Afrikaans accent2 pronounced by the white main character (but many other languages of the region are present as English, Nyanja, Zulu, Xhosa and Sotho3), little known or unknown actors (most of the actors are also from South African) and even extras from found on the shooting location4.


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A - L'Afrique du Sud : un pays

En 1982, des extra-terrestres ont été recueillis dans un camp de réfugiés, appelé District 9, après l'échouage de leur vaisseau au-dessus de Johannesburg, en Afrique du Sud. Plus d'une vingtaine d'années après, leur situation n'a pas évolué et devant le rejet de la population locale, le Gouvernement confie leur expulsion et relogement à une multinationale, le M.N.U. (Multi-National United). Mais lors d'une de ces opérations de relogement, un agent de terrain du M.N.U., Wikus Van der Merwe (Sharlto Copley), va contracter accidentellement un virus extra-terrestre qui va modifier son ADN et le transformer en l'homme le plus recherché du pays.
Il y a une volonté de la part du sud-africain Blomkamp de s'appuyer sur ce qu'il connaît pour pouvoir rendre crédible cette cohabitation entre humains et extra-terrestres. Le premier plan sur les extra-terrestres (1'19")5 sera donc un plan d'hélicoptère en contre-plongée sur le gigantesque vaisseau spatial extra-terrestre6 stationné non pas au-dessus de l'habituelle ville américaine (Los Angeles, New York ou Washington) mais en Afrique du Sud, à Johannesburg dans la province de Gauteng. C'est l'aspect documentaire du film où le fantastique et l'extraordinaire s'inscrivent dans du quotidien et de l'ordinaire mais dans un contexte social bien précis. Johannesburg est une ville qui s'étire en longueur : "Capitale de la province du Gauteng et plus grande ville d’Afrique du Sud, Johannesburg est la seconde mégapole du continent (…), capitale financière de l’Afrique du Sud, située à 1 800 mètres d’altitude (...). Le plan géométrique et les gratte-ciel du centre ville évoquent Manhattan. Étendue sur près de 1 400 km² (...), la ville (...) est constituée de quartiers disparates : centre ville dense, banlieues pavillonnaires ou résidentielles et townships (dont Soweto au sud)"7. Comme à Los Angeles, on remarque dans le film une opposition horizontale entre le centre-ville et le camp District 9 : c'est une architecture décentrée qui isole les gens. L'éternelle opposition entre le nord (Occident) et le sud (Tiers-Monde) est même ramenée à l'échelle de cette ville.
Comme pour le vaisseau extra-terrestre, c'est un plan d'hélicoptère mais en plongée cette fois-ci qui introduit pour la première fois la tour abritant le quartier général du M.N.U. (5'45"), multinationale privée engagée par l’État pour gérer ces "étrangers". Pour l'anecdote, cette tour fait partie du complexe Carlton Centre et est actuellement la plus grande tour de la ville8. Ce sont donc deux hauteurs qui s'affrontent à l'image : le vaisseau extra-terrestre et le M.N.U.. Ce dernier, en plus d'être un évident détournement du sigle de l'O.N.U., est une critique des sociétés militaires privées généralisées depuis la première Guerre du Golfe (1991) sous la présidence américaine de George Bush : "Il est à noter, d’ailleurs, qu’il ne s’agit plus du mercenariat traditionnel, individuel, mais de véritables entreprises commerciales, d’autant plus redoutables qu’elles disposent de moyens importants"9 .

B - L'Afrique du Sud : un passé

"Vous pouvez manquer toute la pertinence sociale et culturelle et la véritable profondeur (...). Mais je pense que la meilleure science-fiction a toujours ça. Elle a toujours une base profonde, quelque chose de profondément mythique qui vous parle profondément, même si vous le manquez"10. En situant son film en Afrique du Sud, le sud-africain Neill Blomkamp et sa co-scénariste canadienne (sa femme Terri Tatchell) s'appuient aussi clairement sur le passé apartheid du pays que l'auteur a connu dans son enfance : "il y a beaucoup de choses sur ce film qui sont très inconscientes sur ce que je suis, et l'apartheid et la ségrégation à Johannesburg sont sur comment j'ai grandi"11. Un plan en hélicoptère (3'00")12 au-dessus du camp de réfugiés extra-terrestres avec le titre du film fait ainsi référence à une zone résidentielle et multi-ethnique du Cap, appelé District 6, où de 1968 à 1982, 60 000 habitants non-blancs se sont faits expulsés et relogés 25 km plus loin13.
Ce même type de plan d'hélicoptère au-dessus du camp (11'05") va filmer cette fois dans un style télévisuel l'entrée dans le camp de Wikus et son équipe (voix d'un reporter commentant en direct l'entrée du convoi dans District 9 ; habillage télévisé comprenant notamment des bandeaux avec le nom de la chaîne). Il fait écho bien évidemment aux images de guerre retransmises par les chaînes de télévision d'information (CNN en tête) mais aussi à l'intervention des forces paramilitaires dans les townships pendant l'apartheid. En effet, la plupart des armes qui apparaissent dans le film sont de vraies armes sud-africaines et les blindés blancs (appelés des Casspirs) du M.N.U. sont des véhicules de guerre sud-africains des années 70 reconvertis en véhicules anti-émeutes dans les années 8014.
Critique du passé apartheid de l'Afrique du Sud, le film est aussi une critique de l'esclavage en général par le surnom donné aux extra-terrestres, "Prawn" ("bouquets ou gambas plutôt que crevettes, ces créatures mesurent quand même presque trois mètres"15), comme on pouvait utiliser le terme "nègre" pour désigner un esclave ou dénigrer "une personne de couleur noire"16. Mais c'est aussi une critique de l'esclavage dans la scènes d'expulsion où la "signature" demandée par Wikus aux Crevettes ("votre griffe ici", 12'32") est une réminiscence des signatures-croix des esclaves des colonies.

C - L'Afrique du Sud : un présent

Par un habile mélange de fiction et d'archives de télévision (de 4'22 à 4'55"), le film fait aussi référence à la xénophobie actuelle des townships sud-africains vis-à-vis des immigrés zimbabwéens, somaliens ou autre, victimes de bûchers, lynchages et coups de machette : "The blacks in South Africa living in poverty now have to contend with poor immigrants resulting in black on black xenophobia" (Neill Blomkamp)17. Il est amusant de noter que pendant le tournage, Blomkamp et son équipe ont aussi été témoins de personnes résistant à leur expulsion et relogement forcé dans le cadre du programme "Elimination and Prevention of Re-Ermergence of Slums Acts" (éradiquer les bidonvilles d'ici 2014) lancés par les autorités en 200718.
Neill Blomkamp aborde aussi le problème des gangs nigérians dans les bidonvilles sud-africains. Dans le film, ils sont montrés comme cannibales, dealers, proxénètes, superstitieux et trafiquants (de 14'26" à 15'37" et de 31'07" à 32'42"). Leur tradition muti fait clairement pensé au vaudou haïtien et aux zombies : "le zombie est une figure métonymique du déploiement contemporain de forces historiques mondiales dans les régions du nord de l’Afrique du Sud"19. Enfin, le nom de leur chef (joué par l'acteur malien Eugene Khumbanyiwa) est Obesandjo et peut faire penser au nom de famille de l'ancien Président nigérian Olusegun Obasanjo (1999-2007)20. Ce sous-entendu provoquera d'ailleurs une demande de boycott du film au Nigeria par la Ministre de l'Information : "Nous sommes vraiment blessés car le film dénigre clairement l’image du Nigeria, en nous dépeignant comme des cannibales et des criminels"21.
À suivre..
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En savoir plus :
- "District 9", histoire, altérité et identité / history, identity and otherness - 1/4.
1  André Bazin cité par Réjane Hamus-Vallée, Les Effets spéciaux, éd. Cahiers du Cinéma, 2004, p. 70.
2  "L'afrikaans n'est cependant pas la langue des seuls Afrikaners blancs ; elle est la langue de la population métisse, pour l'essentiel installée au Cap, et est couramment parlée, dans le quotidien, par une forte proportion de Noirs."
Ivan Crouzel, République d'Afrique du Sud, Encyclopaedia Universalis, 2008, [En ligne]. Consulté le 04 décembre 2011.
3  IMDB, District 9, [Online]. URL : http://www.imdb.com/title/tt1136608/trivia.
4  David Smith, Soweto residents report mixed feelings as District 9 grosses $90m at box office, The Guardian,
[En ligne], mis en ligne le 2 septembre 2009. URL : http://www.guardian.co.uk/world/2009/sep/02/district-9-soweto-residents-exploitation. Consulté le 4 décembre 2011.
5  Les chiffres entre parenthèses feront référence au time code du DVD District 9, édition prestige, éd. Metropolitan FilmExport, 2010.
6  "La science-fiction aime montrer de grands monuments d'habitation et de travail, en référence au mythe de Babel/Babylone."
Michel Chion, Les Films de science-fiction, éd. Cahiers du cinéma, 2008, p.22.
On retrouvera plus loin dans notre analyse cette prédilection dans le genre à propos du choix de bâtiment pour représenter la M.N.U..
7  France-Diplomatie-Ministère des Affaires étrangères et européennes, Présentation de l’Afrique du Sud, [En ligne]. URL : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/pays-zones-geo_833/afrique-du-sud_386/presentation-afrique-du-sud_920/geographie_7006.html#sommaire_1. Consulté le 02 décembre 2011.
8  IMDb, ibid.
9  Michèle Alliot-Marie citée par Hélène Jacquin, L'Emploi des sociétés militaires privées en Afghanistan et en Irak, Cahier de la Recherche, p.15, [en ligne], 21 juillet 2010. URL : http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/SMP.pdf. Consulté le 30 novembre 2011.
10  "You can miss the whole social and cultural relevance and depth to it (...). But I think the best sci-fi always has that. It always has a deep basis, some kind of deep mythical thing that’s talking to you at the real deepest level, even if you miss it."
Neill Blomkamp cité par Annaliza Savage, Xenophobia, Racism Drive Alien Relocation in District 9, Wired, [En ligne], mis en ligne le 12 août 2009. URL : http://www.wired.com/underwire/2009/08/xenophobia-racism-drive-alien-relocation-in-district-9/. Consulté le 29 novembre 2011.
11  "There's a lot about this film that's very subconscious and just in the fabric of me, and Apartheid and the segregation in Johannesburg is how I grew up."
Neill Blomkamp cité par Edward Douglas, Exclusive: District 9 Director Neill Blomkamp, ComingSoon.net, [En ligne], mis en ligne le 7 août 2009. URL : http://www.comingsoon.net/news/movienews.php?id=57629. Consulté le 29 novembre 2011.
12  Les chiffres entre parenthèses feront référence au time code du DVD District 9, édition prestige, éd. Metropolitan FilmExport, 2010.
13  JK Fowler, District 6 in District 9: The Metaphoric Menagerie, [Online], online on November 5th 2009. URL : http://mantlethought.org/content/district-6-district-9-metaphoric-menagerie. Visited on November 25th 2011.
14  Neill Blomkamp, commentaire audio, District 9, DVD édition prestige du film, éd. Metropolitan FilmExport, 2010.
15  Thomas Sotinel, "District 9" : les extraterrestres débarquent en Afrique du Sud, Le Monde, [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2009. URL : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2009/09/15/district-9-les-extraterrestres-debarquent-en-afrique-du-sud_1240893_3476.html. Consulté le 29 novembre 2011.
16  Définition de nègre, négresse, Larousse, [En ligne]. URL : http://www.larousse.fr/encyclopedie/rechercher/n%C3%A8gre. Consulté le 29 novembre 2011.
17  Nadine Shubailat, 'District 9' Pits Aliens Against South Africans, [En ligne], ABC News, mis en ligne le 14 août 2009. URL : http://abcnews.go.com/Entertainment/Oscars/aliens-enemy-district/story?id=8276650. Consulté le 26 novembre 2011.
18  Eliminate the Slums Act - Original press statement and digital archive, Abahlali baseMjondolo, [En ligne], mis en ligne le 21 juin 2007. URL : http://abahlali.org/node/1629. Consulté le 19 octobre 2012.
19  Tina Harpin, Zombies et frontières à l’ère néolibérale de Jean et John Comaroff, Transeo Review, [En ligne]. URL : http://www.transeo-review.eu/Zombies-et-frontieres-a-l-ere.html?lang=fr. Consulté le 13 décembre 2011.
20  Encyclopaedia Universalis, Olusegun Obasanjo (1937- ), 2008, [En ligne]. Consulté le 28 novembre 2011.
21  Dora Akuniyili citée par Lauranne Provenzano, Le Nigeria outré par le film District 9, Jeune Afrique, [En ligne], mis en ligne le 21 septembre 2009.
URL : http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20090921174539/cinema-apartheid-xenophobie-obasanjole-nigeria-outre-par-le-film-district-9.html. Consulté le 28 novembre 2011.