D'outre-écran

Par Deathpoe

Peut-être que la clef est là, tout simplement. Mes visions m'entrainent à croire que bientôt nous serons tous connectés, amenés à nous croiser constamment dans le même réseau Wifi. Notre âme sur des serveurs. Et surtout, les morts comme les vivants. On garde nos avatars et cela nous offrirait la possibilité de revivre ce souvenir encore et encore: la nuit du lendemain de mes dix-huit ans on rentrait à pieds et je t'avais pris le poignet pour compter tous les bracelets, identiques, qui cliquetaient joyeusement au rythme de ta démarche.
Et puis tu m'as abandonné, et je n'y crois encore pas. Heureusement.
Malgré ces visions d'un avenir où l'humain ne correspondrait plus qu'à une âme, ou peu s'en faut, dans un écran, ça me gênerait quand même que tu m'aies vu me ridiculiser, perdre mon temps, détruire des fondations à peine neuves et vendre mon âme en quelques années seulement.
"Beaucoup de chiffres sur le compte, un chien et un crédit. 20 ans, je suis maintenant adulte, il me fait du concret"
Je ne me rappelle pas les mots exacts et ma paresse m'empêche de les rechercher ce soir. Et bien tu vois, j'y serai passé aussi, au concret.
Putain, c'est totalement absurde. Je fais mes chiffres, j'accueille les clients et l'espace d'une heure c'est comme si nous nous connaissions: un lien semble tissé, on se sépare avec un semblant de chaleur, on sait qu'on se reverra, d'une façon ou d'une autre. A la fois de l'immédiat et un épanchement, un espoir dans le futur.
Tu crois que c'est ce qu'on a vécu? Je me demandais ça comme ça. Juste une pensée qui a échappé à mon contrôle pour se retrouver plaquée sur le clavier. Et, entre nous, c'était au moins beaucoup plus simple que tu ne le croyais. Justement parce qu'on ne se devait rien. Il n'y avait pas de calcul d'effort, de temps, de valeur émotionnelle ou financière. Même si ça m'a littéralement autant transformé qu'une opération du dos, c'est certainement l'expérience qui a fait en grande partie ce que je suis devenu.
Voilà, du concret. Voir le long terme, les chiffres, les objectifs. Tu as pu voir comme j'ai perdu mon temps ces dernières années. Du temps à me chercher, à me perdre aussi, à essayer de retenir mes souvenirs et à danser avec mes démons, dans mon coin. Et puis tu sombres parce que tout est foutrement absurde. La douleur l'alcool les médicaments. Et l'amour que tu crois qu'on te porte n'y fait rien. On t'emmerde pour deux lignes que tu écris, et la seule chose qui importe est simplement que tu sois là, que tu fasses ce qu'on te demande et que tu fermes ta gueule, sans retour, sans rien.
J'espère que tu ne vois pas à quel point le monde fout le camp. Nous nous sommes rencontrés aux balbutiements d'internet, maintenant chacun est connecté. J'ai des visions d'hommes informatisés ou, au minimum, de docteurs, au sens littéral du terme, pour machines. Le monde est connecté à son propre vide. Une chose qui n'a pas changé? Il n'y a que ce foutu amour qui compte pour eux. Et cette foutue pointeuse, et le chien à promener, mettre de l'argent de côté, et on ne discute plus, on ne comprends plus rien, on se donne juste un genre surbooké, on croit qu'on est important.
Mais merde, la plupart des gens que j'ai connus après toi, particulièrement les filles, ne faisaient que demander, demander, demander. Ils et elles ne se donnaient pas, ou alors tout juste leur corps parce qu'ils n'ont que cela. Du reste, ils sont déjà foutrement mort de l'intérieur et je crois que leur vie n'a pas plus de sens que la mienne, que la précédente ou la suivante.
Le monde devient dingue et j'y participe d'une certaine manière. Internet, sensé être à l'origine un modèle de communication, un accès à la culture n'est finalement que du surfait. Et on gobe tous ça. Les filles pensent prendre le pouvoir simplement grâce à leur corps mais elles n'ont pour la plupart pas de cervelle. Je vais un peu loin? Peut-être. Mais tu me connaissais sans que j'aie à m'exprimer clairement, et tu me comprenais.
Chacun se prend en photo dans le miroir et s'affiche. Leur âme est coincée sur un disque dur et le moindre bobo leur devient insupportable, une souffrance qu'il faut partager et soutenir à leur place. L'autre me disait souvent que si tu avais été vivante c'est avec toi que j'aurai voulu vivre. Merde, c'était finalement vrai et je me refuse à me mentir ainsi à moi-même aussi longtemps. Parce que oui, on aurait pu simplement passer des nuits à chuchoter dans le noir, à écouter les Doors, Noir Désir ou Bashung plutôt que de s'accrocher à de stupides écrans.
Parce que je refuse de simplement constater. Parce que j'ai toujours pris mes responsabilités, quitte à ce que chacun en profite pour prendre sa part de plaintes et me lapider avec plaisir, gratuitement, sans aucune réflexion et surtout avec facilité. Si la morale voulait qu'on soit ivre ou raide constamment je serai un champion. Mais eux sont tout simplement morts sans s'en rendre compte et je n'arrive même plus à ressentir du mépris ou de l'indifférence. L'échange n'existe plus, il faut juste donner.
Oui, je refuse de simplement constater que les gens deviennent fous, que leur gentillesse n'est que masque alors qu'ils sont prêts, à la moindre occasion, à t'accuser de tous leurs malheurs. Putain, qu'ils souffrent un peu et que le pognon, le couple et leur putain de boulot ne soient que des moyens et non des fins en soit.
J'aimerai arrêter de gamberger inutilement. A quoi ça me sert de penser à tout ce temps perdu, puisque je ne regrette rien, finalement, du moins certainement pas les erreurs que j'ai pu commettre. J'ai rencontré cette dernière année plus de personnes intéressantes et réellement vraies que les trois années précédentes. Des personnes pour lesquelles ce n'est pas tant ce qu'on va faire de notre putain de vie qui compte mais ce qu'on est présentement.
Dans quelques temps, ce lieu où l'on s'est finalement rencontrés et appréhendés va mourir petit à petit. C'est en fait un règlement de compte avec moi-même. Cet espace est devenu trop pesant et je m'organise pour transmettre, mettre les mots en ordre, qu'ils sifflent à la vitesse du vent sur le papier. Si jamais je deviens comme ces robots à la sensibilité inexistante, ou si j'aime à nouveau une de ces putes à frange, promets-moi de me tuer.
Je t'ai promis de continuer d'écrire et, même si je ne changerai pas le monde, même si mon boulot me plait, même si je n'envisage pas faire cela toute ma vie, au moins c'est une promesse que je peux tenir. A peine lisais-tu et tu comprenais, sans me poser de questions stupides.
Partons du principe que les réseaux wifi s'étendent au-delà de ce monde matériel. Tu ne me manques plus puisque tu fais partie de moi. Quelque chose doit céder.